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Asma' of Yemen, winds and peaks !

دعاء من صنعاء

 

LA COURSE DU TEMPS

  

 


 

 

 

LA COURSE DU TEMPS



 



 

 

 

 

 

 


MEKRAZI DJILALI

 


 

1

Un livre de lecture.

 

Le lecteur découvrira très vite que ce livre contient de petits paragraphes et des illustrations. Ce n’est pas un effet du hasard. Je l’ai arrangé de cette manière pour qu’il ressemble à un livre de lecture. 

 

Le livre de lecture est un livre d’enfant. Il n’a pas besoin d’être lu d’une seule traite car il raconte plusieurs histoires dont chacune se suffit à elle-même. Il contient de petits récits pour que l’enfant n’ait pas le temps de s’ennuyer. Il peut feuilleter l’ouvrage ou lire seulement la page qui l’intéresse. 

 

2

Le nuage.

 

Il aurait été préférable que les membres de ma famille parlent à tour de rôle afin qu’ils sachent que je ne cherche nullement à monopoliser la parole. Et comme dans la vie chacun parle pour soi, j’aurais souhaité que tous se manifestent, du plus vieux au plus jeune, ne serait-ce que pour donner leur version des faits, la mémoire étant faillible et sujette aux confusions. 

 

De cette manière, chacun aurait occupé le devant de la scène durant le temps de son intervention et se serait exprimé dans son propre style.

 

Mais cette approche, quoique tentante, aurait abouti à un ouvrage monotone, composé d’une suite de monologues où chacun aurait forcément répété les mêmes choses.

 

La vie est ainsi faite. Les nuages couvrent parfois le ciel et empêchent les rayons du soleil de parvenir jusqu’au sol. Mais qu’importe ! Le nuage, source de pluie, est poussé par le vent, de pays en pays. Il verse à chacun son verre sans se soucier de son nom et sans rien lui demander. 


 

3

 

Le temps qui passe.



Je laisse ce livre à mes enfants. Ils ne le liront sûrement pas aujourd'hui mais ils le liront demain quand je serai parti. Ce que nous possédons nous apprenons à l'ignorer comme nous ignorons, des années durant, le décor de notre chambre à coucher ou de notre salon. Il est là et cela nous suffit. De même pour les humains.

 

Tant qu'ils sont avec nous, leur seule présence familière nous rassure et nous satisfait. Ils font à mesure que le temps passe de plus en plus partie du décor jusqu'à finir par s'y fondre complètement. Ils entrent dans la routine de notre vie au même titre que nos tableaux ou nos bibelots.

 

Le décor ne dérange pas. Ce n'est pas dans sa nature. Sans même nous déplacer nous devinons où ils sont et ce qu'ils font. De temps à autre nous leur jetons un coup d'œil pour nous assurer qu'ils sont toujours là, nous leur adressons une parole du bout des lèvres pour leur dire des choses banales qui ne dérangent en rien leur qualité de bibelots.

 

Quand ils partent, leur place vide nous indique que le décor a irrémédiablement changé. 



4

Un rythme effréné.

 

Décembre prochain, je ferai mes soixante ans. Au-delà de cet âge s'annoncera le déclin, la descente inéluctable vers la faiblesse physique et morale, vers le besoin grandissant de l'appui de ma femme et de mes enfants.

 

Mais à chaque âge correspondent ses convictions et ses richesses ainsi que ses espoirs et ses faiblesses. Tout âge est nouveau pour celui qui le vit, une perpétuelle découverte de son corps et de son esprit. 

 

Il me semble quelquefois que je vis dans un temps déjà terminé. Les jours se succèdent à un rythme effréné, les années se bousculent et semblent vouloir se fondre en un magma confus. Le passé, le présent, l'avenir s'enchevêtrent férocement et entament une ronde vertigineuse où fusionnent les couleurs et les instants. 

 

5

Un vide profond.

 

Les anciennes générations ont complètement disparu. Quand je veux renouer avec mes camarades d’autrefois, j’apprends souvent leur décès prématuré. Des absences discrètes s’accumulent avec le temps et creusent un vide profond.

 

Je parcours les rues de mon village à la recherche de visages connus. Ils sont devenus rares parmi les passants. 

 

Tant de siècles sont passés qui ont vu mourir les hommes, sans retenir leurs noms ! 

 

6

La maison natale.

 

 

Ma famille habitait une construction en pierre à peu de distance du versant méridional de Temoulga, une montagne isolée distante de quelques kilomètres du village d’ Oued-Fodda.

 

Temoulga 


surplombe 

Bir Safsaf, 

l’ancien village colonial de Vauban où résidait autrefois ma mère. Sa maison se trouvait à l’ouest du village, au croisement de la route de la poste avec celle qui descend de la montagne en passant au sud du cimetière.

 

Notre maison était la dernière habitation avant la mine de fer. Bâtie sur une pente douce, elle faisait face à la montagne. Dans sa partie la plus élevée, mes parents occupaient une pièce rustique munie de deux portes, dont l’une, orientée au sud, donnait vers l’extérieur. L’autre s’ouvrait sur la cour. Le plus jeune de mes oncles paternels occupait une pièce contiguë à la nôtre, à proximité du portail d’entrée. Mon autre oncle, l’aîné de ses frères, habitait la partie nord de cette construction avec toute sa famille.

 

7

Une procession
Fantastique.

 

 

Temoulga 

est un toponyme berbère. J’en ai longtemps cherché la signification. Mais écoutons d’abord la légende. 

 

Parfois, quand la nuit est favorable et que le temps est propice, une procession de quarante cavaliers apparaît sur la crête de la montagne. Ce sont des Walis qui se hâtent vers un endroit mystérieux. Prenons garde de ne pas les déranger. 

 

Ainsi Tmoulga (de la racine mlg ou mlq qui donne multaqa en arabe et tamulga en berbère) serait le lieu de rencontre de ces quarante hommes saints.

 

Mais même si le Berbère a été parlé un jour dans cette contrée, il n'en reste absolument aucun souvenir dans la mémoire de ses habitants. Le seul indice que j'ai pu noter au cours de ma vie est une chanson oubliée qu'une vieille tante de mon père a fredonné en arabe en ma présence. Il s'agissait de Boughandja, l'homme à la cuillère que les Berbères célébraient pour obtenir de la pluie. Je n'ai fait le rapprochement que plus tard quand j'ai lu des écrits concernant cette coutume. Mais cela ne veut rien dire car il s'avère que cette chanson est populaire et connue également des Arabophones.   

 

 

8

Grand-père.

 

Je mentionne les détails qui suivent pour que mes enfants, qui n’habitent plus la région, se rappellent leur origine et en perpétuent le souvenir.

 

Ils n’auront probablement pas de liens affectifs solides pour cette terre d’accueil où mon respectable aïeul a choisi de se fixer après avoir quitté le lieu de ses ancêtres.

 

Il habitait, à l’endroit où se trouve encore son mausolée (M’sala) vide, car son corps a été inhumé au cimetière de 

Sidi Mekraz.

 

Je n’ai pas connu mon grand-père qui est mort vingt ans avant ma naissance. Mais une fois, mon père m’a raconté une surprenante histoire.

 

9

 

La voix.

 

« Un jour, mon père décide de se rendre, tôt le matin, au souk de Lamartine. Il selle son âne et prend la route. Quelques centaines de mètres plus loin, il entend une voix (Je l’entends moi aussi) qui semble venir de la montagne : Où vas-tu ? dit la voix. Je me rends au souk, rétorque mon père. Reviens, lui dit la voix. Non, répond mon père, je continue. 

 

Subitement, l’âne se fige. Mon père a beau le pousser, lui crier d’avancer, le bastonner, rien n’y fait. A la fin, lassé par le refus de l’animal d’obéir à ses injonctions, il est contraint de renoncer à son voyage. Mais dès qu’il fait demi-tour, à ma grande stupéfaction, l’âne se dirige en trottant vers la maison ! ».

 

10

Le burnous.

 

Un jour, mon grand-père, selon les dires d’un membre de ma famille, se rend à Blida avec l’un de ses proches. Il achète un burnous à un marchand. Mais sur le chemin du retour, il ne cesse de s’inquiéter et de répéter à son compagnon :

 

— Regarde ce tissu ; on dirait de la soie. Je ne crois pas que ce soit son prix réel. On devrait retourner chez le vendeur. Il s’est peut-être trompé sur la valeur du burnous ».

 

— Mais non, le rassure son compagnon, le marchand ne s’est pas trompé. C’est bien son prix.

 

Mon grand-père se tait alors pendant quelques minutes avant de reprendre à nouveau :

 

— Ce n’est pas possible. Ce tissu est très bien fait. Il s’est surement trompé ! On devrait retourner chez le marchand. 

 

Cet homme pieux n’a cessé de se tourmenter au sujet d’un burnous dont le prix lui semblait plus élevé que celui demandé par le vendeur.    

 

11

La tombe.

 

Ma tante m’a également raconté cette autre histoire à propos de mon grand-père.

 

« Mon père est tombé malade. Cette fois, sa fin semblait proche. Nous lui avons demandé où il voulait être enterré. Il nous a répondu : Vous trouverez l’endroit le jour de ma mort.

 

En effet, ce jour-là, à l’endroit où demeurait autrefois son père, nous avons trouvé une tombe ouverte et vide. Ce fût là qu’il fut enseveli ».

 

Un mausolée sans sépulture a été bâti à proximité du tombeau de mon grand-père. Cet endroit est devenu le cimetière de la famille. Nombreux sont ceux qui y reposent, depuis.

 

12

Une maison toujours ouverte.

 

De bien des manières, mon père était un homme exceptionnel. De compagnie agréable mais sévère jusqu’au bout des doigts, il était généreux et ne manquait jamais de porter assistance à ceux qui en avaient besoin. Il mangeait rarement seul et la porte de sa maison était toujours ouverte. Mon père était un de ces hommes de religion qui apprennent le Coran par cœur et qui, pendant toute leur vie, sont marqués par le fardeau qu'ils portent.

 

Pendant trois ans, mon père a appris le Coran dans une Zaouia. Il y est devenu aussi un virtuose du bâton. Quarante élèves, nous disait-il, ne pouvaient me toucher lors des combats. Mais une fois, alors qu’il était en train de se reposer, l’un d’eux est entré à l’improviste dans la salle et lui a donné un coup de bâton à la tête. Il pensait que, même couché, mon père pouvait éviter le coup. En disant cela, il nous montrait une cicatrice qu’il avait au-dessus du front. 

 

Au cours de son service militaire,  effectué en Tunisie, mon père a été atteint de tuberculose. Il en a perdu le poumon gauche. Le rétrécissement de cet organe dans la cage thoracique lui a voûté le dos.

 

13

Le tapis.

Maman est née à Bir Safsaf  ou « Puits des saules ». 

Elle avait deux frères et deux sœurs.

Mon père, qui habitait de l’autre côté de la montagne, a épousé ma mère en 1950, après le décès de sa première femme. Mais à part quelques petits détails, je ne sais rien sur cette période de la jeunesse de ma mère.  Ses deux frères travaillaient à la poste et son père cultivait des légumes dans un jardin situé derrière sa maison. Ma grand-mère maternelle était morte à l’époque dont je parle.

Pendant plusieurs années, ma mère a également habité le petit village de Marhoum, dans la Wilaya de Saïda. Elle y a appris à faire des tapis après avoir lié connaissance avec des voisines qui s'occupaient de tissage traditionnel. 

Ma mère a tissé un tapis pour mon père après leur mariage. Elle y a inscrit son nom avec des fils de laine blancs pour qu’ils ressortent au milieu des couleurs. Mon père ne s'en séparait jamais. Jusqu'à sa mort, il a toujours fait partie de son couchage.


 

14

 Ma naissance

 

Ma mère m’a répété maintes fois la même histoire à propos de ma naissance. « Au moment où tu vins au monde, j’ai levé les yeux et regardé la montre fixée au mur. Elle indiquait trois heures du matin ». C’était le vendredi 24 décembre 1954.

 

Ma mère a eu son premier enfant une année après ses noces. C’était une fille. Elle fut suivie par un garçon. Je suis son troisième enfant. D'autres viendront encore éclairer le chemin de sa vie.

Les âmes se trouvent en attente dans une pépinière du ciel. Lorsqu'elles sont mûres, elles se détachent de l'arbre de la vie et viennent occuper la place qui leur est attribuée dans le livre du destin. 

La femme de mon oncle m’a aussi allaité, devenant ainsi ma mère de lait. D’après ma mère,  la raison serait celle-ci : "Parfois nous étions occupées à faire la lessive ou à cuire le pain, alors celle qui était libre allaitait, en passant, le bébé qui pleurait".

Admirable comportement quand on y pense.

Deux événements importants sont survenus quelque temps avant ma naissance. Le premier fût le violent tremblement de terre du 9 septembre qui ravagea toute la région. Il fût suivi, le premier novembre, par le déclenchement de la révolution armée. 

 

15

Une nuit dramatique

 

Les habitants d’Orléansville dormaient paisiblement, en cette nuit dramatique du 9 septembre 1954, lorsque pendant 12 secondes, la terre trembla avec une violence inouïe. La plupart des bâtiments et des habitations s’écroulèrent instantanément, ensevelissant leurs malheureux occupants sous des tas de décombres.

 

Les horloges de la ville se bloquèrent à 01.07 enregistrant ainsi le moment fatidique. Toute la région fût dévastée.

 

La secousse tellurique avait atteint une intensité record : 7° sur l’échelle de Richter. Des douars environnants, certains furent complètement rasés par la fureur du cataclysme. Le bilan sinistre fait état de 1500 morts, 14.000 blessés et 60.000 sans-abris. 

 

« Les survivants ne comprennent rien à ce qui leur arrive. Réveillés en sursaut, dans une obscurité totale, certains aperçoivent, incrédules, des étoiles briller au-dessus de leur tête, d’autres encore entendent des gémissements étouffés qui semblent provenir du sol. L’incompréhension, la peur, la panique. Des cris, des sanglots. Ils tentent de fuir ce cauchemar. Ils tâtonnent pour rejoindre la porte de sortie mais leur chemin est obstrué par des obstacles qui ne se trouvaient pas là auparavant.

 

Ce n’est que lorsqu’ils parviennent à s’extraire des décombres et à rejoindre la rue, qu’ils comprennent. Un tremblement de terre !

 

Alors ils se rappellent des autres  membres de leur famille. Ils reviennent en courant, les larmes aux yeux, en criant les noms de leurs parents, de leurs femmes ou de leurs enfants. »

 

Quelle terrible nuit pour les habitants de cette ville détruite. Mais dans la montagne, elle fût encore plus terrible pour les habitants du village de Béni Rached, l’épicentre de la convulsion chtonienne.      

 

16

La terre tremble

 

Le neuf septembre 1954, mon père dormait lorsque la terre se mit à trembler. Il était 01 heure 07 minutes du matin. Il se réveilla en sursaut. Ma mère lui cria : 

 Sortons vite ! C’est un tremblement de terre. 

Sans s’alarmer le moins du monde, mon père lui répondit : 

 Ce sont des djinns attirés par la viande que j’ai apportée tout à l’heure. 

 

Et pendant que les murs vacillaient et que les meubles craquaient, mon père tirait vers lui sa couverture pour se rendormir. Il ne consentit à se lever que lorsque ma mère lui eut maintes fois répété que les maisons s’écroulaient et que tous les voisins avaient fui leurs demeures. 

 

En réalité, mon père était convaincu que nul ne pouvait échapper à son destin. La fuite ne servait à rien. L’instant de la mort  est inscrit sur la tablette sacrée et sur le front de chaque individu.

 

Lors du séisme de 1980, il ne quitta pas sa chambre, non plus.

 

Si le tremblement de terre de septembre 1954 n’a pas endommagé sérieusement la maison natale, celui d’octobre 1980, par contre, l’a presque entièrement détruite. La pièce dans laquelle je suis né n’échappa pas au désastre et perdit sa toiture de tuiles rouges.

 

 

17

Cris dans la nuit

(1957) 

 

L’histoire dramatique qui suit concerne la mort violente de l'aîné de mes oncles. Mon père n'est jamais entré dans les détails de cette pénible affaire. C’est pour cette raison que je l’insère dans ce récit. J'ai posé à ma mère des questions là-dessus. Elle m’a expliqué que mon père n’était pas, comme je le croyais, avec mes oncles lorsque ceux-ci furent emmenés de force par un groupe armé. 

Une certaine nuit, des acolytes de Kobus furent chargés de ramener tous les hommes valides du douar. L’un d’eux frappa à notre porte. Mon père refusa d’abord de sortir. L’homme insista. Mon père lui demanda de patienter le temps de s’habiller. 

 

Pendant ce temps, ses complices frappaient à la porte de mon oncle aîné. 

 Si K......, les jeunes t’attendent! 

 

Croyant avoir affaire aux vrais jeunes, ceux de la révolution, mon oncle est sorti sans arme. En voyant les sbires de Kobus, il comprit son erreur. 

 Je rentre m’habiller et je reviens. 

 Ce n’est pas nécessaire, si K.......Ce n’est pas loin, c’est tout près d’ici. 

 

Ce fût ainsi que mes deux oncles, Sidi K...... et Sidi A...., interpellé lui aussi, furent forcés de les suivre.

 

De son côté, mon père est finalement sorti. Les deux hommes marchèrent en silence sur le versant rocailleux. Le sbire forçait l’allure dans l’obscurité Au bout d’un certain temps, mon père s’arrêta. 

 Je suis fatigué. Je ne peux pas aller plus loin. 

 Il faut continuer. On nous attend.

Mon père a sorti son arme, un petit 6.35.

 Tu vois ce pistolet ? Je vais t’abattre si tu insistes.

 Mais ils vont me tuer à ta place. Qu’est-ce que je vais leur dire?

 Dis leur que tu ne m’as pas trouvé, que je suis parti à Alger.

 

L’homme est parti sans demander son reste. C’était à peine un jeune homme. Mon père est rentré chez lui. Il a aussitôt pris le train pour Alger, le temps de rejoindre la gare distante de quelques kilomètres.

 

Sidi A.... a été relâché mais Sidi K...... n’est jamais revenu. Mon oncle a été assassiné ainsi que beaucoup d’autres, au cours de cette nuit funeste.

Leurs corps n’ont pas été retrouvés. Des rumeurs ont circulé : un mur basculé sur les victimes les auraient enterrées vivantes.

 

18

Fuite dans l’obscurité

 

Mon oncle, dès son retour à la maison, a expliqué à ma mère que les hommes de Kobus allaient certainement revenir pour nous prendre en otages et obliger mon père à se rendre. Il fallait partir immédiatement. Il nous a emmenés cette nuit même à Bir Safsaf, chez mon grand-père. 

 

Ce rassemblement s’est avéré une opération de liquidation. Mon père y a échappé mais mon brave oncle n’a pas eu autant de chance. Cependant, Kobus allait bientôt payer pour ses crimes. 

 

Mon père a déménagé pour habiter à Oued Fodda. Il se savait désormais menacé par l'armée des mulets (Djich el baghla) qui continuait à sévir dans la région. 

 

Quelques jours plus tard, les hommes de Kobus sont revenus. Ils ont pris le jeune A........., l’un des fils de mon oncle Si K....... Pendant quinze jours, ils l’ont suspendu par les bras à un arbre, pour obtenir des renseignements. Quand ils l’ont relâché, les os de ses avant-bras étaient nus, affreusement décharnés.

 

Ce malheureux garçon n’a échappé à Djich el baghla que pour être assassiné par l’OAS, à Sirat, alors qu’il tenait le café de mon père. Une voiture est passée. Ses occupants ont ouvert le feu sur les clients attablés. Mon cousin a été tué sur le coup. C’était le 3 juin 1962, à 15 heures, soit 32 jours avant l’indépendance. Il était alors âgé de 27 ans.

 

Il fût enseveli loin de chez lui dans ce village qui ne lui a guère porté chance. Mon père a fermé le café. Le mobilier, qu’il a ramené à la maison, était criblé de balles.

 

A......... était un jeune homme très gentil. Je ne l’ai rencontré qu’en de rares occasions. Sa disparition tragique et lointaine avait un air de fatalité. 

 

19

La maison au verger

 

Mon père a acquis une maison de trois pièces avec deux petites cours communicantes et un verger magnifique dont le canal d’irrigation passait à un mètre de la porte extérieure.

Nous étions trois frères et deux sœurs. Ma sœur aînée n’était pas encore avec nous, il me semble, du moins au début. Elle a dû nous rejoindre un peu plus tard. Ce n’est qu’à partir d’un certain moment que je me souviens d’elle.

Ma mère avait construit un four traditionnel en argile dans la cour extérieure. Elle s’y rendait matin et soir pour faire cuire le pain en prenant bien soin d’en fermer la porte d’accès. De temps à autre, elle nous laissait pénétrer dans la deuxième cour.

Souvent, mon frère B....., qui ne marchait pas encore, lui échappait en rampant par un petit trou dans la clôture du canal d’irrigation. Une seconde d’inattention et seuls ses petits pieds sortaient encore de la brèche. Maman se précipitait alors pour le ramener en le tirant par les orteils.

Le verger était hermétiquement clos par une grande porte en bois. Seuls mes parents y accédaient au début. Ce n’est que plus tard, lorsque nous eûmes suffisamment grandi, que la porte s’ouvrit pour ne plus se refermer.

Derrière la porte, une végétation dense et des arbres fruitiers qui exhalaient des senteurs bucoliques. Des insectes bourdonnaient dans les feuillages touffus. L’eau coulait le long des rigoles en reflets argentés.

 

20

Le poste de radio

 

Mon père avait acheté un poste de radio dont il écoutait les émissions dans l’obscurité. C’était un de ces postes commercialisés avant l’arrivée du plastique. Son coffre était en bois et il ressemblait plutôt à un meuble.

A mesure que mon père en tournait le bouton, j’entendais des voix, de la musique, des bruits ou des sifflements. En sourdine. Je me demandais d’où pouvaient bien provenir ces voix et ces bruits insolites. Des êtres minuscules devaient se trouver à l’intérieur. Ils se manifestaient quand quelqu’un les aiguillonnait. Une sorte de boite hantée. Une explication comme une autre.

Un jour, mon frère aîné a voulu écouter la radio en imitant mon père lorsqu’il craquait une allumette pour chercher une station dans l’obscurité. Mal lui en prit car le tissu du poste de radio prit feu. En quelques secondes, le transistor était foutu.

En 1980, j’ai trouvé les mêmes postes de radio en URSS. Ils étaient toujours disponibles dans les magasins. A leur vue, j’ai eu l’impression de remonter le temps comme dans ces livres de science-fiction où les gens sont parfois projetés dans un coin du passé.



21

La route qui descend

 

Un jour, nous sommes sortis, mes deux frères et moi. Nous avions mis nos costumes neufs. Nous ne sommes pas allés bien loin ; nous avons juste parcouru quelques mètres afin d’atteindre la route qui descend. Là, nous nous sommes arrêtés pour ne pas perdre la maison de vue. Nous avons aperçu au loin la chaîne de montagne du Dahra qui s’étire au nord du village.

Nous avons fait à l’occasion des commentaires d’enfants que je serais bien incapable de retrouver dans ma mémoire tant elles sortaient de l’évidence des grandes personnes. A......... a émis à ce sujet une réflexion dont je me suis souvenu pendant longtemps. Cette brève sortie nous avait enchantés. Nous avions exploré le monde. Nous avions découvert ce qu’il y avait au-delà de la route qui descend.

Je ne peux évoquer mes frères sans penser à ce que l’avenir leur a réservé. Je n’en dirai pas plus car je ne veux point troubler leur mémoire. Mes deux frères sont morts depuis un certain temps déjà. Ils sont partis l’un après l’autre après bien des tourments. Car la lumière finit bien par s’éteindre et l’obscurité par envahir le monde.

Ce paragraphe, j’aurais pu le mettre plus loin, pour ne pas ternir la candeur du précèdent. Mais tandis que le vent souffle, l’eau du bassin se trouble et dissimule au regard le fond de la solitude.

 


 

22

La génisse

 

C’est le soir. Nous venons d’arriver chez mon oncle pour une brève visite. Mes frères sont avec moi mais je ne sais pas où est passé mon père. Je suis debout dans la cour. Mon oncle se tient devant la porte béante.

 

Les bêtes rentrent du pâturage, une génisse de couleur marron à leur tête. Elles dépassent le portail. La génisse se rapproche. Elle me regarde d’un air inexpressif. Je lui fais face et je la dévisage calmement. Ses yeux ternes sont fixés sur moi. Ils grandissent de plus en plus.

 

Je me relève. J’entends vaguement mon oncle dire à mes frères : elle lui a donné un coup de tête. J’ai dû perdre connaissance car effectivement, je suis étourdi. Je n’ai pas vu le coup venir et je ne m’en souviens pas. Mais j’ai mal au front. Ce n’est pas vraiment douloureux mais c’est le seul indice qui confirme que la génisse m’a frappé.

Les enfants sont sans méfiance lorsqu’ils n’ont pas d’expérience. Je barrais la route à la génisse pensant sans doute qu’elle allait s’écarter. Elle m’a ôté de sa route le plus simplement du monde. Les vaches ne négocient pas avec les enfants et surtout ne s’écartent jamais de leur route.




 

23

Du temps de la révolution

 

La nuit, mon père fermait hermétiquement les portes et éteignait la lumière. Dehors, les rues étaient vides. Seuls des véhicules gris circulaient.

 J’entendais avec inquiétude le ronflement des moteurs de loin. A l’arrière, des inconnus étaient assis alignés sur des banquettes. Ils portaient tous le même vêtement. Ils avaient des casques et des fusils. Visages inexpressifs, ils ne parlaient pas. Ils se contentaient de faire des rondes et de regarder, impassibles.

Il ne fallait pas qu’ils entendent du bruit ou qu’ils voient de la lumière à travers les interstices. Il ne fallait pas qu’ils s’arrêtent devant notre porte. Ainsi, disait mon père en soufflant sur le quinquet.

 

24

Un doigt en marmelade

 

Beaucoup plus tard, un jour que j’étais seul devant la maison, une idée saugrenue m’est venue à l'esprit : celle d’enlever le clou qui maintenait le dispositif de fermeture du canal d’irrigation ("La vanne" comme on l’appelait) et de mettre mon doigt à la place… Elle avait la forme d'une pelle qui s'adaptait à la largeur du canal et permettait de dévier l'eau pour alimenter les différentes parcelles. Je mis mon annulaire gauche dans le trou et je lâchais le bras du dispositif que je tenais de la main droite. Je hurlais. Une douleur insupportable. Je n'eus pas le réflexe de remonter le bras et de retirer mon doigt en marmelade.  Une de mes cousines était heureusement en visite chez nous. Je lui dois une fière chandelle. Elle se trouvait dans la deuxième cour lorsqu'elle entendit mes cris de douleur. Elle sortit aussitôt pour me libérer. Elle n'a pas hésité une seule seconde. Elle a soulevé le bras et j'ai pu enlever mon doigt sanguinolent du piège infernal.

Ma mère est sortie à son tour. Elle a rafistolé mon doigt pour arrêter le saignement et remettre à sa place la chair déchirée, qui pendait lamentablement. Mais comme je continuais à pleurer, elle m'a pris dans ses bras pour me consoler. Elle s'est dirigée vers le verger dont elle a ouvert la porte avec une clé qu'elle gardait dans sa poche. Elle a cueilli une belle orange suspendue à une branche au milieu des feuilles vertes : tiens, mon fils, c'est fini, ne pleure plus. J'ai arrêté de pleurer mais j'avais toujours mal. 

Une cicatrice ronde m’en est restée au doigt ainsi qu’un ongle déformé.

 

25

Je vais à l’école (1959-1960)

 

Mon père m’a inscrit à l’école primaire d’Oued-Fodda à l’âge de quatre ans. J’ai débuté par le cours d’initiation.

Le jour de la rentrée, mon cousin A... m’a conduit à l’école. Il y avait foule devant le portail. Du bruit et des éclats de voix. Des instituteurs supervisaient la rentrée des classes. L’un d’eux faisait l’appel.

Mon cousin m’a prévenu : «Il va t’appeler bientôt. Ton nom c’est Mekrazi». Aussi étrange que cela puisse paraître, c’était la première fois que je l’entendais. Le héraut ne me laissa guère le temps de m’y habituer. D’un pas mal assuré, je me suis dirigé vers l’entrée.

Quand j’eus dépassé le portail, je compris que c’était sérieux. Mon cousin étant resté en arrière, j’ai tourné la tête à sa recherche en espérant qu'il ferait quelque chose pour me sortir de là. Il a subitement disparu. Il m’a abandonné tout seul au milieu d’une multitude d’inconnus. La sensation de solitude au milieu de la foule est la plus intense de toutes.

 


 

26

Un porche immense.

 

Des maîtres d’école nous ont alignés en colonnes par deux avant de nous faire traverser un porche qui m’a paru immense et qui donnait sur une cour entourée de salles de classe.

Peu de temps après, je me suis retrouvé assis dans un pupitre d’écolier en bois face à un tableau noir. Des affiches collées sur les murs comportaient de jolis dessins en couleur. Des relents d’encre fétide, de craie et de sueur me picotaient l’odorat.

J’ai attendu patiemment la suite des événements. Des visages inconnus remplissaient la salle. Bientôt les discussions s’engagèrent entre les nouveaux camarades. Chacun avec celui que le hasard a placé à son côté.


 27

Je me trompe de classe

 

C’était durant les premiers jours de mon entrée à l’école. Pendant l’une des récréations de dix heures, je me suis éloigné de mon secteur pour flâner dans la cour.

Lorsque la sonnette a retenti, je me suis aligné avec des élèves qui attendaient en rang devant la porte d’une autre classe. J’allais entrer avec eux quand la maîtresse m’arrêta. Elle paraissait perplexe. Elle m’a peut-être demandé qui j’étais et d’où je venais mais je n’ai pas répondu, ne comprenant sans doute rien à ce qu’elle me disait.

Elle me laissa finalement entrer et me désigna un banc inoccupé situé au premier rang, devant l’estrade et le grand tableau. Je m’y suis assis, mon cartable sur les genoux. Elle ne m’a pas demandé d’ouvrir mon cartable ni de participer à la leçon.

Je suis resté sagement assis. La maîtresse a quitté plusieurs fois la salle pour s’entretenir avec d’autres personnes à l’extérieur. Elle faisait probablement son enquête pour m’identifier.

Elle a finalement réussi à me localiser parce que quelqu’un est venu me chercher pour me reconduire à ma classe. 

 

 

28

En classe

 

Les enfants écoutent leur maîtresse. Elle leur pose quelquefois des questions. Certains lèvent le doigt. Elle choisit l’un d’eux et celui-là répond. Elle dit parfois « Un bon point ».

Je ne me souviens pas d’avoir répondu à une quelconque question. Il m’aurait été difficile de m’exprimer devant toute cette foule. Je n’ai jamais reçu de bon point. Je suis assis très loin du tableau où se déroule la scène. Tout cela ne semble pas me concerner. Il y a une grande confusion dans mon esprit. Comment peuvent-ils répondre à des questions si difficiles ?

J’ai dû apprendre dans le tas. Sinon, comment expliquer ma compréhension de ce qui se disait en langue française ? Bizarre quand j’y pense !

 

29

Des images mutilées.

 

Non, je ne garde pas de souvenirs vivaces de cette période. J’ai probablement doublé la classe. Tout cela est bien vague dans ma tête. Des images mutilées, impossibles à remettre en ordre. Voilà tout ce qui en reste.

Un souvenir pourtant reste accroché comme un vieux tableau poussiéreux sur un mur écaillé. Je vois un maître d’école qui nous dit qu’il va partir. Son visage et ses vêtements sont flous. Que pour lui faire plaisir nous devons faire un effort pour soigner notre écriture.

 

Je copie à la plume le texte du tableau sur mon cahier. Je m’applique. J’écris tout doucement pour ne pas me tromper et faire des ratures. Je fais de mon mieux. Mais cela n’a pas d’effet, il me semble, car il s’en va sans rien dire.



30

Les microbes

 

Un jour, pendant la récréation de dix heures, je me suis aventuré vers les classes des grands. Les élèves formaient des groupes et discutaient à voix haute.

Je me suis approché de deux vieux garçons, assis sur le bord surélevé de la cour. L’un deux tenait une loupe à la main et regardait sur le sol le débris d’une écorce d’orange très sale.

Il s’est soudain écrié :

— Oh, les microbes !

Son copain lui a aussitôt demandé, poussé par la curiosité :

— Fais voir !

Le garçon à la loupe a répondu, sans le regarder :

— Non ! Non !

— Mais pourquoi ?

— Je t’ai dit non, c’est non, répondit l’autre, la tête toujours baissée.

Son camarade a insisté plusieurs fois mais le refus fût catégorique.

Entre nous, j’aurais bien voulu regarder les microbes moi aussi mais la tournure prise par les événements a rendu une telle éventualité impossible.

J’étais un peu gêné d’autant plus que j’assistais à une scène à laquelle je n’avais pas été convié. Je ne comprenais pas pourquoi le garçon à la loupe n’était pas gentil avec son camarade pour une chose aussi dérisoire. Ils avaient pourtant l’air de bien s’entendre à mon arrivée. Ce n’est qu’au sujet des microbes que les choses ont mal tourné.

La cloche a sonné et je suis parti rejoindre ma classe.

A chaque fois que je me suis souvenu de cet incident, je me suis demandé pourquoi il ne voulait pas lui laisser voir les microbes. Ce n’est que plus tard que j’ai compris la raison de cet entêtement. On ne peut pas voir des microbes avec une loupe !  

 

31

Les jeux

De mon temps, à chaque saison correspondaient ses jeux. Nul ne s’y trompait. Les enfants avaient une horloge interne qui les prévenait du retour d’un jeu particulier. Il y avait des jeux de garçons et des jeux de filles. Certains étaient communs aux deux. D’autres comportaient des chansons.

L’heure du jeu était sacrée. Les copains se retrouvaient dehors au même moment sans avoir eu besoin de se fixer un horaire précis. On jouait aux osselets, aux billes, aux roseaux, à la toupie, au cerceau, à la corde…   

 

32

Le cheval tire la charrue

 

J’ai uniquement connu mon grand-père maternel. Il venait souvent à la maison. Il s'appelait El Hadj. Un de ces prénoms qui ont disparu depuis, balayés par la tendance malheureuse des nouvelles générations de dévaloriser tout ce qui provenait des anciens, nos ancêtres, jusqu'à leur culture et leurs noms, leurs habits et leur savoir.

Il était vieux et alerte. Il frappait à la porte en bois qui donnait sur l'extérieur car il savait que sa fille, ma mère, se trouvait à ces moments-là dans la cuisine en train de préparer le déjeuner. En même temps que des coups de bâton répétés, assénés à la porte, il criait «B..... ; B.....» du nom de mon jeune frère.

Je le vois encore assis dans la cour, sur une chaise en bois, adossée au mur. Il sirotait le café préparé à son intention par sa fille.

Je me suis assis près de lui, à sa gauche, mon livre de lecture à la main. Je crois que je voulais lui montrer que je savais lire.

Au bout d'un moment, me voyant me tortiller maladroitement pour épeler les lettres, il s'est écrié :

— Depuis ce matin, tu n'arrives pas à lire une phrase aussi simple «Le cheval tire la charrue !»

Un tremblement de terre ne m'aurait pas fait plus d'effet. Je l'ai regardé, incrédule, incapable de proférer un son. Il portait l’habit traditionnel et n’avait jamais proféré, en ma présence, un seul mot dans cette langue.  

33

Tous les gens meurent

 

Mon grand-père est mort à 80 ans. Je l’ai vu dans sa maison, à Bir Safsaf. Il était étendu sur un matelas posé à même le sol. Il ne bougeait pas. Il était inconscient depuis quelque temps.

Tout le monde était là. Ses fils, ses filles, ses neveux et ses nièces ainsi que les proches du village. Des bribes de conversation me parvenaient pendant que je me faufilais entre les grandes personnes.

Les femmes chuchotaient : Il a cessé de parler. Oui, il respire encore. Puis d’un seul coup, un constat terrible, irréversible : il est mort !

J’étais alors dans la cour. Un grand tumulte s’ensuivit.

Les femmes savent pleurer chez nous. Elles se lamentent en chœur et leurs voix enflent et s’amplifient avant de fondre en gémissements. Elles ont différentes sortes de pleurs pour exprimer le chagrin ou la douleur.

Je me suis mis à pleurer aussi, bruyamment, comme je ne l’ai jamais fait depuis. Ma mère fût, tout-à-coup, près de moi. Elle m’a dit : ne pleure pas, mon fils.

Puis mon oncle A......... est venu. Le visage attristé, il a interpellé les femmes : arrêtez de pleurer. A quoi ça sert maintenant, tous les gens meurent. Puis il est sorti.

La suite, je ne m’en souviens plus. Mais de retour à la maison, lorsque je me rendais à la cuisine où se trouvait maman, je l’entendais pleurer, tout doucement.

Qu’Allah t’accueille dans son vaste paradis, Grand-Père, et te fasse, dans son infinie bonté, don du bonheur éternel.  

 

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Plus de peur que de mal

En ces temps augustes on faisait encore le rituel des 40 jours, disparu depuis que l’ancienne génération s’est éteinte et que de nouveaux prédicateurs sont venus, semble-t-il, purifier la religion. Cette cérémonie se passait la nuit, après le coucher du soleil. On invitait les membres de la famille et les amis du défunt. Des talebs venaient lire en groupe des versets du Coran.

Mon père avait une 4 CV grise à l’époque. Une petite voiture dont le moteur était situé à l’arrière, à l’endroit où d’ordinaire se trouve la malle. La malle était cette fois sous le capot.

Mon père a fait le premier voyage sans encombre. Il nous a déposés à la maison de mon grand-père avant de repartir. Mes deux frères et moi nous en avons profité pour sortir. Nous avons longé la route et dépassé l’épicerie de B…., un petit vieux. A proximité du café, nous avons entendu des gens discuter. Je les écoutais d’une oreille distraite. Quelqu’un a parlé d’un accident avant de prononcer le nom de mon père. J’ai vu soudain mon frère ainé détaler comme un lièvre en direction de la maison. Nous l’avons suivi, mon petit frère et moi. Quand nous l’avons rejoint, il répétait à ma mère ce qu’il avait entendu.

Nous sommes aussitôt retournés chez nous. Mon père était au lit, couvert d’égratignures. Il nous a décrit son accident. Au retour, il a dû déraper. La voiture a fait plusieurs tonneaux avant de s’immobiliser.

Le Docteur G.D l’a ausculté. Il lui a patiemment enlevé une multitude de bris de glace qui s’étaient fichés dans sa peau. Mon père s’est complètement remis quelques jours après cet incident.

La voiture a dû être sérieusement endommagée car nous ne l’avons plus revue. Mon père a cessé de conduire pendant quelques années avant d’acquérir une 2CV bleue d’occasion, au capot balafré par une longue égratignure. Son matricule est toujours gravé dans ma mémoire.   

 

35

 Le camion de mon père

 

Il n’y a pas grand-chose à dire sur le camion de mon père sauf qu’il avait des difficultés à démarrer. La batterie probablement. A l’époque, chaque véhicule avait sa manivelle. C’était un outil indispensable quand la batterie était faible.

Mon père ne conduisait plus à l’époque. C’étaient mes cousins O..... et A.. qui venaient parfois prendre le camion.

Un matin, ils se sont démenés longtemps pour le faire démarrer. De nombreux coups de manivelle sont demeurés sans résultat. A......... leur a dit :

— Il démarrera si vous m’emmenez avec vous.

Ils se sont mis à rire aux éclats.

Le camion a quand même fini par démarrer, lassé sans doute par les imprécations conjuguées de mes deux infortunés cousins.

Lorsqu’il a ralenti au tournant, je me suis agrippé à l’arrière. J’ai couru de plus en plus vite pour suivre le camion qui prenait de la vitesse. A la fin, j’ai dû lâcher prise.

Je suis tombé de tout mon long, les mains en avant. J’ai pris brutalement contact avec le sol dur. Des vagues de douleur lancinante m’ont traversé le corps. Je me suis relevé, couvert de poussière, les mains et les genoux sérieusement amochés.

Mes cousins ne se sont aperçus de rien. Ils ont continué à accélérer sur la route non goudronnée pour disparaître au tournant.

Mon père n’a pas tardé à vendre le camion. Sa place devant la véranda est demeurée vide.  

 

36

L’odeur du petit-lait

 

La maison de Bir Safsaf, dans laquelle a continué à habiter ma tante ainsi que la veuve de mon grand-père est demeurée longtemps inoccupée après leur décès. Mon oncle a fini par la vendre. Plus tard j’ai essayé de la récupérer mais je n’ai pas pu y arriver, en ces temps difficiles. Elle faisait partie de notre patrimoine. Nous y avions des souvenirs. Maman y a vécu une partie de son enfance. Nous y allions souvent.

Ma tante était toujours là quand elle n’était pas chez nous. Elle nous offrait du petit-lait dont l’odeur remplissait agréablement toute la maison.

Ma tante était une vieille femme aimable. Elle était très proche de nous. De toute sa vie, elle n’a eu le moindre mot déplacé. Elle nous considérait comme ses enfants.

Que Dieu t’accorde sa bienveillance et te rende toute la bonté que ton grand cœur a prodiguée autour de toi.  


 

37

Le jouet

 

Une fois, je me suis rendu avec ma tante au souk du vendredi. Un souk pour les femmes. Des jouets, qu’un marchand ambulant avait étalés sur un tapis, attirèrent mon attention. L’un deux surtout, un animal sur deux roues, suscita ma convoitise. Je l’ai attirée vers le tapis magique. Je lui ai désigné le jouet. Elle demanda, sans conviction, le prix au marchand. La somme, 20 douros, a dû lui paraître excessive. Elle s’est éloignée de cet endroit dangereux pour ses maigres ressources. Elle a continué la visite du marché à ciel ouvert. Mais à chaque fois, je la poussais adroitement vers le tapis et elle se retrouvait derechef devant le marchand. Il faut préciser que ma tante était myope. Au bout de plusieurs refus outrés, elle a fini par céder. Quelle ne fut ma joie quand je la vis tirer un minuscule porte-monnaie de sa cachette, l’ouvrir prudemment et tendre une toute petite pièce de monnaie au cupide marchand.

Mais elle n’a pas oublié l’affaire de sitôt. Elle racontait à tout venant comment je l’avais manœuvrée.

Je me souviens également que bien plus tard, elle m’a prêté un poste de radio. J’écoutais les émissions de Monté Carlo et de la chaîne 3 avant que la funeste idée de l’ouvrir et de le triturer ne me passe par la tête. J’ai dû lui faire sauter quelque chose parce qu’il est soudain devenu muet. Pour de bon. En tout cas, elle me l’a repris et je ne l’ai plus revu.


 

38

La maison des souvenirs

 

De temps en temps, je fais un tour, je regarde cette maison aimable dont les portes et les fenêtres sont closes. L’odeur du petit-lait a disparu. Les souvenirs des pas de mon grand-père et de ma tante sont ensevelis dans la poussière de la cour inaccessible.

Les maisons en pierre ou en pisé gardent au fond de leurs entrailles les souvenirs de leurs habitants. Une odeur, des traces de pas, la poussière d’une larme ou l’écho d’un rire demeurent comme autant de témoignages d’un passé disparu.

 

39

Le respect du père

 

Parfois, il m’arrive de faire des bêtises à la maison. Avant que mon père ne se manifeste, je prends la fuite. Je cours comme le vent. De plus en plus vite, pour tourner le coin de la rue. Au-delà, je suis sauvé. Mais il arrive que mon père me prenne de vitesse et m’appelle juste au moment où je suis sur le point de disparaître au tournant.

Même s’il n’aperçoit plus que mon talon qui dépasse, je reviens vers lui, à petits pas. Je ne peux lui faire l’affront de continuer à fuir.

Mon père en a souvent parlé sur un ton de fierté. Ce comportement semblait lui procurer une grande satisfaction. Mais tant de choses entre le père et le fils échappent au pouvoir des mots. Respecter son père, c’est répondre présent à son appel. Aussi, je suis revenu souvent vers mon père pour ne pas le décevoir. Sinon, j’aurais dû ensuite affronter son regard. J’y aurais lu certainement de la déception ou de la tristesse. Il y avait entre nous un lien de confiance redoutable que je ne pouvais entamer.

Mon père m’a souvent dit : « Toi, mon fils, tu ne m’as jamais fatigué. Même si tu tombes dans le feu, tu ne te brûleras pas!»   

 

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Maman

Maman est petite mais tenace. Elle travaille tout le temps. Elle se hâte dans la maison, les cheveux cachés par un foulard, noué sur son front. Elle fait cuire le pain dans un four de pierre et d'argile qu’elle a elle-même construit  dans la cour, elle prépare les repas, elle fait le ménage ou la lessive, elle arrange la literie et elle s’occupe de nous.

 Maman est toujours là. Sa présence est indispensable. C’est le centre de notre monde. Comme un phare puissant, elle rayonne autour d'elle d'un éclat sans pareil. Sans sa présence, le foyer serait vide et obscur. 

Tu as faim, elle te donne à manger même si le repas n’est pas prêt. Elle a toujours quelque chose en réserve à t’offrir : un morceau de galette ou un fruit de saison.  

Tu es malade, elle te soigne et te veille durant ton sommeil. De temps en temps, sa main se pose sur ton front pour jauger ta température. Parfois, elle ramène un cachet, un verre d’eau dans la main gauche. Elle marche si doucement que tu ne l’entends point venir. Mais tu sais qu’elle est là, attentive près du lit.

 

41

Le pain de Maman

Le pain de maman n’a son pareil nulle part. Ni sa soupe, d’ailleurs, ni son couscous. Il est possible que ce soit vrai pour toutes les mamans. Elle prépare la pâte dans un pétrin en bois. Elle y met de la semoule, du sel et une boule de pâte prélevée de la dernière levée. Elle n’oublie jamais cette boule car elle lui sert de levure. Puis elle met de l’eau et mélange le tout. Elle pétrit longuement la pâte avec ses mains. Elle la retourne souvent et lui ajoute de l’eau. A la fin, elle fait des galettes blanches et rondes avant de les couvrir d’une nappe en attendant qu’elles lèvent.

 Elle enlève l’obturateur de la grande ouverture du four et les tissus des orifices situés de chaque côté. Elle met les plats de métal à proximité sur une table basse et y dépose les galettes sur des feuilles de doum. Elle allume le four, rempli de brindilles et de petits morceaux de bois. Le temps qu’il chauffe et que la flamme se dissipe, maman introduit les plats à l’intérieur et les arrange avec un tison avant de fermer la bouche du four et ses orifices. De temps en temps, elle jette un coup d’œil à l’intérieur.

 Quand j'ai faim, ce qui m'arrive souvent, je suis là, à l’affût. Dès que le plat surgit de la bouche béante du four, maman saisit la première galette en la faisant sauter dans ses mains à cause de la chaleur. Puis elle en découpe un morceau avec ses doigts. Elle me dit : « Tiens, fais attention, c’est encore chaud ».

Le morceau de pain qui vient de sortir du four est le plus succulent de tous. Merci maman ! 

Quand maman a vieilli, sa vue a baissé. Elle se brûlait parfois en tâtonnant mais, malgré le pain du boulanger, elle n'a jamais renoncé à son four qu'elle a refait dans le jardin.

 

42

L’abeille dans la ruche

Mon père recevait beaucoup. Il y avait toujours des visiteurs à la maison. C'étaient des membres de la famille, des amis et parfois des inconnus. Certains étaient presque permanents. Quelquefois, ils se retrouvaient tous à la maison. Alors maman était occupée du matin au soir. Les femmes présentes l'aidaient souvent dans sa tâche.

Je me souviens d'un vieil homme qui venait, périodiquement en été, sur un dromadaire. Il restait dehors, à proximité de la maison. Je bavardais avec lui et je lui apportais ses repas comme à un membre de la famille. Il avait son propre couchage avec lui. Pour dormir à la belle étoile, il n'avait besoin de personne.

Mon père avait beaucoup d'amis. Certains venaient le soir faire la prière avec lui. A un certain moment, il s'est occupé de jeunes talebs en formation. Ils n'étaient pas nombreux. Une dizaine en tout. Ils ont défilé à tour de rôle avant de voler de leurs propres ailes. Il y en avait un surtout auquel nous nous étions attachés, mes frères et moi. Il était devenu un membre de la famille. Mon père l'aimait beaucoup et nous préférions sa compagnie. Il préparait un examen pour entrer dans l'enseignement. Je ne sais pas combien de temps il est resté avec nous. Un jour, il est parti passer ses épreuves. Il n'est jamais revenu. Mon père nous a informés de sa réussite puis de son mariage. Ensuite, plus rien. Ou si !

Une fois, il est venu dans ma classe pour faire un cours, je ne sais dans quel but. J'étais assis au premier rang. Il m'a regardé en passant. Je m'attendais à ce qu'il me fasse un signe, qu'il me dise "Comment vas-tu" ou qu'il me demande des nouvelles de ma famille ou de mon père. Rien. Son cours terminé, il est sorti sans même regarder dans ma direction.

Durant toute cette effervescence, ma mère préparait le pain, les repas et le café. Elle ne disait jamais "j'en ai assez" ou même "je suis fatiguée". Elle était la dernière à s'endormir et la première à se lever. Personne ne l'a jamais entendue dire un seul mot déplacé malgré toute la charge qui était son lot quotidien. Tous ceux qui l'ont côtoyée en conviennent et en conservent le souvenir. 

 

43

Papa

 

Mon père parlait comme un livre qui aurait eu beaucoup de pages.

Tout ce qu’il racontait était instructif. Certains chapitres de cet ouvrage volumineux n’ont guère été abordés parce que je ne lui ai pas posé les questions qu’il fallait.

C’est de lui que je tiens mon amour pour les livres. Mon père en avait beaucoup. Coran, exégèse, grammaire, dictionnaires. J’ai dû voir un livre la première fois que j’ai ouvert les yeux. Il faut dire qu’en ce temps-là, rares étaient les maisons qui possédaient un livre coranique ou même un livre tout court. La plupart des gens ne savaient pas lire.   


 

44

La lettre

A ce propos, mon père nous a souvent raconté une anecdote. Il avait pris le train comme il le faisait d’ordinaire pour se rendre à Alger ou à Oran. Le train Inox, disait-il, rapide et sûr. J’ai également pris le train avec lui, en plusieurs occasions. Il avait des cartes de réduction pour familles nombreuses. C'était durant les années 50 du siècle dernier. Sur la banquette qui lui faisait face, se tenait un jeune homme vêtu avec élégance, de la manière traditionnelle : turban, burnous, gilet boutonné, chemise grise, montre à chaînette, pantalon arabe ou turc. Bref, il avait l’air très instruit.

Une vieille femme passa dans le couloir et parmi tous les voyageurs du compartiment, elle l’interpella pour lui tendre une lettre qu’elle tenait à la main : s’il vous plait, voulez-vous lire cette lettre et me dire ce qu’elle contient ?

Et mon père de continuer :

Le jeune homme se leva, ôta son burnous, enleva sa veste, se débarrassa de son gilet avant de se tourner vers la vieille femme et de lui dire : désolé, je ne peux pas vous lire cette lettre, j’ai oublié mes lunettes.

 

45

L’ami

Mon père me racontait souvent cette histoire pleine de sens.

Un homme de l’ancien temps avait un fils. Ce dernier était un garçon sympathique, ouvert et bon vivant. Ces qualités attirèrent de nombreux  jeunes de son âge qui se lièrent d’amitié avec lui. Ils appréciaient sa compagnie et venaient souvent le chercher à la maison. Il passait ainsi beaucoup de temps à l’extérieur.

Au bout d’un certain temps, son vieux père, lassé de son comportement et de celui de ses amis, lui parla en ces termes :

- Il me semble que tu fréquentes de nombreuses personnes.

- Oui, Papa, j’ai beaucoup d’amis.

- Es-tu sûr de leur amitié ?

- Oui. Ils feraient n’importe quoi pour moi.

- Très bien. Pour en être sûr voilà ce que tu vas faire. Ce soir, tu iras trouver tes copains à tour de rôle. Tu feras à chacun d’eux, à voix basse, cette confession : j’ai tué un homme. Son corps est à la maison. Au nom de notre amitié, viens m’aider à l’enterrer.   

Le jeune homme obéit à son père. Il se rend chez tous ses amis et répète à chacun d’eux le contenu du message.

A chaque fois, il se heurte à un refus catégorique. A la fin, il retourne tout seul à la maison.

- Où sont donc tes amis, lui demande son vieux père ?

- Ils se sont tous débinés.

- Dans ce cas, va chez mon ami, le seul que j’ai, et dis-lui : Mon père a tué un homme. Son corps se trouve à la maison. Il te demande de venir l’enterrer avec lui.

Quelques minutes plus tard, le jeune homme revient avec l’ami de son père. Celui-ci demande aussitôt : où est le corps ?

- Il est dans le coin, sous la couverture.

L’homme se dirige vers l’endroit désigné et soulève la couverture. Il y trouve un mouton dépecé.  

- Oui, mon ami, il n’y a pas de corps. J’ai seulement voulu donner une leçon à mon fils. Par contre, j’ai égorgé un mouton. Tu as bien mérité un méchoui. 

 

46

 Le frêne

 

Un jour, j’ai voulu arrêter le temps. C’était l’été. Je portais un short blanc, un pull demi-manches et une paire de ces sandales en plastique, en vogue à l’époque et qui, à force d’être portées, laissaient sur le dessus des pieds les traces de leurs lanières. Je suivais le sentier qui longe le canal d’irrigation et qui sépare la maison au verger de notre nouvelle demeure. J’ai couru, de plus en plus vite jusqu’à ce que le vent me siffle aux oreilles. Je me suis arrêté devant la véranda. J’ai parcouru le paysage des yeux pour graver son image dans mon esprit comme un repère indélébile.

La route qui montait vers le sud était encore là. Elle était fort pratique cette route avant qu’un sombre individu n’eut l’inconcevable idée d’y bâtir une école primaire.

Des champs de légumes clôturés de plantes épineuses suivaient le flanc de la colline pour s’arrêter au bord de la route, en face de la maison. L’eau verdâtre et glacée du canal d’irrigation coulait dans les sillons qui parcouraient les champs. Nos deux oliviers aux feuillages touffus se dressaient fièrement, l’un en face de l’autre, séparés par la route. Et fidèle devant la porte, se tenait solidement notre bon vieux frêne dont l’ombre nous protégeait par les journées torrides et sous lequel on s’abritait pour jouer ou pour discuter. En face, le mur interminable de l’écurie de N….. défiait les ans. Mais des habitations en béton armé ont surgi brusquement, usurpant le territoire des légumes, du blé et des fleurs des champs.

Oui, je me souviens. C’était au temps où les tomates ne mûrissaient qu’en été. Rouges et rondes, leur odeur puissante chatouillait les narines et leur goût savoureux persistait dans la bouche. Les fruits et les légumes étaient différents. L’odeur du melon et de la pastèque nous assaillait à la porte. Les grappes de raisin suspendues comme des colliers aux branches élancées de la vigne ravissaient nos regards.

Hélas, ce temps est perdu. Nous avons voulu aller trop vite et nous avons laissé derrière nous les bonnes choses et les mauvaises. Le bon grain et l’ivraie. Nous avons voulu manger des tomates en hiver et la nature nous a dit : puisque c’est ainsi, le goût de mes tomates sera diminué de moitié. Une moitié pour l’hiver et une autre pour l’été. 

 

47 

Oranges sur la route 

 

A la suite d’une mésentente avec mon père dont je n’arrive pas à me rappeler la cause, j’ai eu, en classe, après avoir longuement réfléchi, l’idée de me rendre chez mon oncle Sidi A...., sans prévenir personne. C’était probablement une fugue. Je devais avoir dans les six ou sept ans.

A la sortie de l’école, mon cartable à la main, j’ai pris la direction de Temoulga, montagne isolée distante de six kilomètres. Il fallait suivre la route nationale, passer le pont au-dessus de l’Oued Fodda, atteindre une petite buvette en forme d’orange où l’on servait des boissons fraîches aux automobilistes et prendre le premier tournant à droite après la cité, un petit hameau silencieux, puis continuer tout droit, le long d’un chemin de terre qui mène à la mine de fer abandonnée.

En cours de route, après avoir dépassé l’orange, j’ai senti un véhicule s’arrêter près de moi. J’ai tourné la tête et j’ai vu une petite voiture bleu-ciel, probablement une Dauphine, avec un couple à l’intérieur. Une jeune femme me souriait. A travers la vitre baissée, elle me tendait une orange. J’ai tourné la tête et continué mon chemin. La voiture a démarré pour s’immobiliser de nouveau à ma hauteur, la femme tendant toujours la main vers moi. Cette fois, j’ai changé d’avis. Je suis allé vers la voiture, j’ai pris l’orange de la main de la jeune femme et je lui ai dit : merci, madame. Aucun d’eux n’a prononcé un mot sans doute pour ne pas m’effaroucher. La voiture est partie aussitôt. J’ai repris mon chemin et tout en marchant, j’ai épluché l’orange.

Je garde le souvenir aimable de ces deux personnes qui se sont arrêtées deux fois de suite pour m’offrir généreusement un fruit délicieux. Une brève rencontre avec un couple des «autres». On était alors en pleine guerre de libération. Mais cela, j’étais trop jeune pour le savoir encore.   

48

Le chemin qui monte

 

Au croisement, j’ai tourné à droite, comme prévu. Encore trois kilomètres. J’ignorais au départ que ce serait aussi loin mais à présent j’avais surtout peur de me tromper de chemin.

 

Au crépuscule, j’ai enfin aperçu la maison natale. Quel soulagement! J’ai reconnu mon brave oncle de loin, vêtu comme à l’accoutumée, debout près du portail. Il a dû être intrigué par ce petit garçon dont la destination ne pouvait être que sa maison puisque c’était la dernière avant la mine de fer abandonnée et ses cavernes obscures. Il m’a reconnu quand je me suis approché de lui. Il m’a dit «tu es venu à pied ?». Ce fût sa seule question. Il m’a fait ensuite entrer dans la maison. J’ai salué sa femme O........., ma mère de lait ainsi que mes trois cousines. Mon oncle a eu d’autres enfants dont certains avaient dépassé l’âge de cinq ans avant que la mort ne change d’avis et ne les emporte.

Nous avons soupé, causé et ri ensemble avant de nous coucher sur un tapis de doum posé à même le sol avec une épaisse couverture de laine (hanbel) par-dessus pour nous protéger du froid.  

 

49

La voiture noire

 

Je n’ai guère eu le temps de dormir. J’ai entendu mon oncle se lever et sortir précipitamment. Quelques minutes plus tard, il est revenu me chercher. Mon père était là.

La femme de mon oncle a rapidement mis une poule dans un sac après lui avoir lié les pattes avec un morceau de tissu. Elle m’a dit «Tiens, c’est pour toi ». Quand je suis sorti, j’ai aperçu une voiture noire qui attendait près de la grotte où, de son vivant, mon grand-père faisait parfois ses prières. En quelques minutes, nous avons refait en sens inverse le chemin que j’avais mis des heures à parcourir à pied.

Mon père ne m’a rien dit. Me croyant sans doute perdu, après avoir vainement cherché dans tous les endroits possibles et imaginables, il devait être rudement content de me retrouver sain et sauf. Le reste n’avait plus d’importance pour lui. Bien que parfois je me demande s’il n’avait pas deviné pourquoi j’étais parti.

Quand il avait proposé de me rechercher à Temoulga, ma mère, mes sœurs, ma tante, ma cousine s’étaient écriées toutes ensemble: impossible, il n’a pu s’y rendre tout seul. C’est trop loin pour un enfant ! C’était pourtant lui qui avait raison.

Enfin, lorsque les cris de joie et les soupirs de soulagement se calmèrent, toutes les femmes et tous les enfants présents m’entourèrent pour connaître les raisons de mon acte. Leurs yeux brillaient de curiosité. J’étais assis sur un canapé et les questions fusaient de toutes parts. J’ai gardé obstinément le silence mais de temps en temps je touchais ma poule du bout du doigt et ma poule gloussait.  

50

Un voyage imprévu

 

Je me souviens encore du jour où je me suis rendu pour la première fois sur la terre de mes ancêtres. Mon père devait assister aux obsèques de l’un de ses amis qui s’était noyé dans le barrage de l’Oued Fodda. Nous avons fait le voyage dans sa vieille voiture, une 2CV Citroën. J’étais alors âgé d’une dizaine d’années. Nous avons cahoté sur la route pendant deux heures avant d’arriver à destination.

C’était une région montagneuse et boisée. Lorsque nous eûmes dépassé le barrage, la route devint étroite et rocailleuse. Sur les pentes sinueuses et abruptes, la voiture peinait et piétinait comme une rosse le long d’un chemin revêche.

Mon père me dit pour me rassurer : « T’en fais pas. En première, elle peut escalader un mur ».

Mais, à l’arrivée, j’ai constaté que l’endroit en valait la peine. Une végétation dense, des arbres fruitiers bien entretenus, de l’eau à profusion, un calme féerique. Bref, un petit paradis terrestre où il faisait bon vivre.

J’ai toutefois gardé un souvenir pénible de la cérémonie d’inhumation car à un certain moment, au lieu de rester à l’écart, je me suis approché de la tombe. Penché au-dessus de la fosse béante, je fus consterné par la découverte d’une deuxième ouverture étroite dans laquelle gisait le défunt, enveloppé dans son linceul.

Cette vision funeste et précoce de la destinée des hommes m’a révolté. J’ai été triste toute la soirée.

Avant notre départ, une vieille femme, qui avait l’air de connaître parfaitement le cimetière, a montré à mon père la tombe de mon aïeul Sidi T.... ainsi que celles de plusieurs autres que je ne connaissais pas. Sans les pierres témoins situées à leurs extrémités, j’aurais difficilement reconnu des tombes tant elles se confondaient avec le sol.

 

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Guette et mange !

 

J’adore les fèves. Crues. Les fèves cuites ne m’intéressent pas beaucoup. Je vais vous dire pourquoi. Chaque habitude a son histoire. Et les habitudes font l’homme. Elles le forgent.

Je suis allé chez mon oncle Sidi A.... pendant les vacances du printemps. Par quel moyen, ni en quelle année, je ne m’en souviens plus. Il avait cultivé un champ de fèves sur la pente, à proximité de la maison.

Les plants étaient hauts et les fèves encore tendres. Je suis entré dans le champ et j’ai commencé à manger. Les fèves étaient succulentes et laissaient dans la bouche un léger arrière-goût amer. Pendant toute la matinée, je n’ai pas arrêté de manger. De temps en temps, mon oncle passait près du champ et me disait : quand le propriétaire des fèves vient, cache toi et mange, quand le propriétaire des fèves s’en va, guette et mange!

 

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L’école buissonnière

 

J’ai souvent fait l’école buissonnière au cours de mes études scolaires. Des absences auxquelles j’ai pris goût tant les conditions de scolarisation étaient pénibles.

Je partais. Je rodais toute la journée avant de rentrer à la maison en espérant que personne n’en saurait rien.

Une fois, j’ai déserté l’école pendant plus d’un mois. Cela a commencé par une absence banale. Mais à l’école, on procède chaque jour à l’appel, malgré que mon absence soit passée inaperçue plusieurs fois. J’implorais Dieu pour qu’il en soit ainsi. Les absents sont enregistrés. Le lendemain, on leur demande des comptes et ils passent un mauvais quart d’heure.

De remise en remise, j’en suis arrivé à ne plus pouvoir ma présenter de nouveau à l’école. J’ai alors déserté également la maison. Mon père m’a fait rechercher. Je me suis fait prendre.

Mon père ne m’a pas puni. Il touchait rarement aux enfants. Il n’en avait pas besoin, d’ailleurs. Son regard et sa voix étaient suffisants pour amadouer le plus téméraire d’entre eux.

Mon père m’a seulement dit qu’il allait me conduire à la mosquée. Je l’ai cru, mais c’était une ruse pour m’empêcher de fuir. Le lendemain, au lieu de prendre la route de l’école coranique, il a pris celle de l’école tout court et je me suis retrouvé en classe, quelques minutes plus tard.

 

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La neige

 

Le plus jeune de mes deux oncles  maternels était facteur. Il aimait son métier. Il habitait un appartement au rez-de-chaussée d’un bâtiment situé dans une ville historique. Il formait avec sa femme un couple inséparable. Mon oncle était brun. Il parlait peu mais il était bon et honnête. Il ne manquait pas de nous rendre souvent visite, accompagné de sa femme et de son fils aîné. J’allais également souvent chez lui. J’aimais bien vadrouiller avec mes nombreux cousins, du côté où se trouvait la maison familiale traditionnelle avec ses nombreux occupants. C’était, en ce temps-là, un terrain couvert d’arbres fruitiers, notamment d’amandiers, dont nous cueillions à l’occasion quelques fruits, mes cousins et moi, pour les consommer en marchant. Je crois que cette habitation a également disparu, dernière trace de la grande famille d’antan.

Une nuit, durant des vacances d’hiver où je me trouvais chez mon oncle, il a abondamment neigé. Quand je suis sorti le matin, les toits et les routes étaient d’un blanc immaculé. C’était la première fois que je voyais tant de neige. Emerveillé, j’ai fait le tour de la ville. Je marchais sur du duvet. Quelquefois, la neige tombait sur mon visage en petits flocons glacés. Il faisait froid mais cela ne m’a pas empêché de faire ma tournée. Des enfants jouaient dehors. Ils criaient de joie. Ils se lançaient adroitement des boules de neige qui heurtaient le visage ou le dos avec un bruit mat. Certains façonnaient des bonhommes de neige et leur mettaient des chapeaux de paille sur la tête.

 

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Deux amis sincères

Des amis de mon père, si nombreux au début, je me souviens particulièrement de l’un deux. Il venait souvent à la maison, vêtu de son burnous blanc. Il était grand de taille et portait soigneusement un tarbouche rouge qui le faisait paraître plus grand encore. Il était maître d’école.

C’était un homme cultivé, éduqué, ses traits exprimaient la sagesse et la dévotion. Il souffrait d’une maladie qui a fini par l’emporter. Malade, il ne se plaignait jamais. Il mangeait rarement autre chose que du riz.

Un jour, j'ai appris qu'il était à l’hôpital pour subir une opération. Je ne devais jamais le revoir. Durant une certaine période, après son mariage, je l’ai cru hors de danger. Il semblait rétabli. Il plaisantait. Il nous racontait des histoires sur la religion. Il aimait la compagnie de mon père et celle de l’un de mes cousins.

Cet homme nous a laissé un souvenir agréable et une nostalgie du temps passé. C'était un ami dévoué, simple et sans malice. Je l'ai toujours regretté. Que Dieu l’accueille dans son vaste paradis comme un homme de grande piété.

Il y avait aussi un autre homme, fort et corpulent, vêtu de la manière traditionnelle. Il avait un bon appétit et savait plaisanter. J’aimais beaucoup cet homme, simple et sans malice. Un ami dévoué, qui l’aura été jusqu’au bout.

Il venait souvent à la maison. Mon père avait réservé la pièce dotée de deux portes dont l’une donnait sur la véranda, à ses amis. Quand ils venaient en son absence, je les faisais entrer et je m’occupais d’eux en attendant sa venue. Cet homme connaissait le Coran. Il n’en parlait jamais mais je l’ai su lorsque je l’ai vu réciter des sourates avec des talebs assis en rond au cours d’une veillée funèbre.

La dernière fois que je l’ai vu, c’était sur un lit d’hôpital.

Il était seul dans une chambre, recroquevillé sur un lit métallique sans draps. Il m’a raconté son histoire. A la mort de sa femme,  il s’est retrouvé tout seul, désemparé, délaissé. Il avait perdu son compagnon de route et ne semblait pas prêt à s’en remettre. Ce n’était plus le même homme. Il devait souffrir intensément de la solitude à laquelle un destin inexorable l’avait condamné.

Lui non plus, je ne l’ai pas revu. J’ai appris plus tard sa mort d’un collègue originaire de sa région.

Que Dieu ait pitié de lui et lui ouvre, ainsi qu’à sa femme, les portes vertes du paradis.

 

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Vacances d’été

Pendant les longues vacances d’été, accueillies avec soulagement, je me rendais parfois chez mon oncle à Temoulga. Cet endroit a toujours exercé sur moi une étrange fascination.

J'ai parcouru ses pentes et ses crêtes ondulées. J'ai entendu le vent chanter dans ses buissons. Je connais la mine qui lui perce les entrailles, la grotte à la muraille et la grotte aux pigeons qui s'enfonce au loin au milieu des ténèbres. Une haleine glacée s'échappe de sa poitrine quand le soleil d'été consume les alentours. J'ai remué ses roches, franchi ses éboulis.  J'ai ramassé des plumes de merle et de corbeau ainsi que des pierres, noires comme du charbon. 

 

Pour célébrer le retour annuel du printemps, elle étale un tapis de fleurs et de parfums. Les coquelicots rougissent les champs verdoyants, les frelons bourdonnent à l'ombre des feuillages, les papillons frémissent dans les  creux du vallon. 

 

La nuit, c'est le silence. Parfois, des feuilles soupirent sous la caresse du vent ou des chiens vigilants aboient dans le lointain. 

 

La montagne d’abord puis la mine ensuite avec ses cavernes mystérieuses dont certaines gardent toujours leur énigmatique secret. De longues galeries sombres, des rochers gigantesques, de petits insectes de toutes sortes et quelquefois des serpents qui fuyaient prestement quand on soulevait la pierre sous laquelle ils sommeillaient. Il y avait une galerie qu’on appelait « ghar el hmam » ou « la grotte des pigeons » que nous n’avons jamais pu explorer, mon cousin et moi. C’était dangereux. Il faisait noir au bout de quelques mètres et il y avait certainement des puits invisibles dans l’obscurité, tapis comme des monstres à l’affut de ceux qui auraient le malheur de mettre les pieds dans leurs gueules béantes.

L’été, quand il faisait très chaud vers une heure de l’après-midi, un air froid et humide sortait de cette caverne. Les bergers s’y refugiaient parfois pour échapper au soleil brûlant. Cet air donnait une idée des dimensions de la galerie. Des boyaux obscurs pénétraient profondément dans l’intimité du sol. Il devait certainement y avoir un autre orifice par lequel l’air s’engouffrait pour se refroidir en cours de route dans l’obscurité éternelle avant de s’échapper à l’autre bout.      

Quand mon frère et mon petit-cousin étaient avec moi, je m’amusais fort bien. Il y avait toujours quelque chose à faire ou un endroit à découvrir.

Une dizaine de minutes de marche nous séparaient de la maison de ma tante. Le va et vient entre ces deux points était presque quotidien. Un saut chez ma tante puis le retour par la montagne.


 

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L’âne de mon oncle

 

C’est un vieil âne qui avance tout doucement. Il s’arrête souvent pour happer une herbe sur le bord du chemin. Puis, il repart, la bouche pleine. Parfois, il s’arrête sans raison apparente. Il refuse obstinément d’avancer comme s’il se heurtait à un obstacle infranchissable. Il faut alors patienter et attendre son bon vouloir ou bien user des grands moyens !

 

Un âne têtu qui n’en fait qu’à sa tête. Il regarde au loin et tend ses grandes oreilles mais sans avoir l’air d’écouter ni de faire attention à ce qui se passe autour de lui. Il semble indifférent au monde.

 

L’âne a ses caprices et demande du savoir-faire. Pour avancer, pour tourner, pour s’arrêter. Il faut connaître son vocabulaire, son petit lexique, sinon rien à faire.

L’âne de mon oncle a de l’expérience. Il connaît le chemin qui mène à la maison. Il sait différencier entre les enfants et les grandes personnes. Il se comporte différemment avec les uns ou avec les autres. Il les identifie peut-être à la hauteur de l’ombre ou à la tonalité de la voix.

 

Je vois parfois une larme couler sur sa joue. Je me demande si un âne peut pleurer. Pourtant, nous ne sommes pas durs avec lui ; en tout cas, pas autant que ceux dont il a l’habitude. Peut-être est-il fatigué ou malade. Comment savoir? Un âne ne parle pas. Il marche ou il broute. Là s’arrête son destin.

 

 

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Mon chien Fox

 

Le chien est le meilleur ami de l’homme. Il a été domestiqué depuis des temps immémoriaux. 

C’était un tout petit chiot lorsque je l’ai ramené de Temoulga. Je l’ai appelé Fox du nom de son père, un chien de troupeau qui soulevait ses oreilles et regardait la montagne quand on lui disait « Fox, un loup ! »  

Il avait des bandes fauves sur le corps et sa queue très touffue s’enroulait comme un panache.

Il s’est très vite habitué à moi. Il dormait dans ma chambre. Je lui donnais à manger et à boire. Je le faisais sortir dehors tous les jours pour courir sur ses petites pattes et sentir le vent couler sur son museau et caresser son poitrail. Il me suivait, accroché à mes talons, le long du chemin qui monte vers le canal d’irrigation. Et quand je m’arrêtais pour reprendre haleine il continuait à tourner autour de moi en sautillant.      

Quand un copain faisait semblant de m’agripper, il accourait à la rescousse et tentait de mordre les talons de l’assaillant.

Lorsque je sortais, il m’accompagnait jusqu’à un certain point qu’il refusait absolument de dépasser malgré mes appels pressants. Au-delà, il rentrait à la maison. Sans doute avait-il lui aussi son propre périmètre qu’il lui était défendu de dépasser. Les chiens ont aussi leurs territoires et leurs lois.

Il courait devant moi, s’éloignait en s’arrêtant parfois pour humer une pierre sur le bord du trottoir puis il revenait se frotter contre mes jambes. Quand je l’appelais « Fox », il soulevait ses oreilles et accourait vers moi. Parfois, il mettait ses pattes sur mes épaules et me léchait le visage.

 

Un jour, un camarade de classe m’a prêté un livre de lecture. Je me souviens de l’avoir déposé sur le rebord d’une des fenêtres qui donnent sur la cour. Fox l’a aperçu. Le temps que je me retourne, il s’était redressé sur ses pattes de derrière pour faire glisser le livre de sa position précaire. L’action qui suivit fut si rapide que je n’eus guère le temps d’intervenir. En une fraction de seconde, le livre jeté au sol, fut lacéré par des griffes acérées. Il était perdu.

Quand j’ai raconté cette histoire à mon camarade, il n’a pas voulu me croire. Incrédule, il éclata de rire.

-- Un chien qui déchire un livre ? Balivernes ! Je n’ai jamais entendu de pareilles sottises. Un chien a autre chose à faire qu’à s’occuper de livres.

-- Mais je t’assure que c’est vrai.

-- Allons, soyons sérieux, s’exclamait-il.

Et prenant à témoin nos autres camarades de classe : Savez vous qu’il veut me faire croire que son chien a déchiré mon livre ?

Incroyable, ne cessait-il de répéter, incroyable ! Et pourtant…

 

Quand Fox est devenu vieux, il s’est mis à fuguer. Je n’étais d’ailleurs plus là pour m’occuper de lui. Ses absences devenaient de plus en plus longues. Un jour que j’étais à la maison et que la porte était grande ouverte, il est subitement entré. Il s’est arrêté sous le vigneron de la cour. Il semblait malade et avait les babines enflées. Il attendait sans doute que je l’appelle ou que je le soigne. Son état m’a fait peur. J’ai pensé à la rage.

Fox n’a pas aboyé. Il n’a pas tourné la tête. Il est resté quelques minutes sans bouger puis il est reparti. Une sorte de pèlerinage. Il est revenu, là où il a vécu, pour la dernière fois. Il s’est souvenu ! Je ne l’ai plus jamais revu. Il a dû mourir quelque part, sans soins et sans abri, peut-être sous la pluie, au fond d’un vieux fossé.

Adieu Fox. Oui, je sais que tu avais besoin de moi. Je m’en souviens si longtemps après comme d’un devoir inaccompli. Je suis un mauvais maître. Je t’ai laissé partir sans t’appeler par ton nom et sans rien te dire. Mais tu es parti si vite, mon pauvre chien, obéissant sans doute à cet instinct de liberté venu du fond des âges quand ta race lointaine se confondait encore avec celle du loup.


 

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Pots et cruches d’argile

J’ai doublé la classe du CM1 malgré une moyenne de six sur dix, à cause d’un enseignant qui exigeait que l’on fasse les travaux manuels à la maison. Il aimait entasser les pots et les écuelles d’argile ramenés par les élèves. Je ne me doutais point alors que c’était de la camelote que des gamins astucieux se procuraient au marché. Mais j’étais trop candide pour m’en rendre compte. Malgré toutes ses menaces, il n’a pas pu avoir le moindre petit ustensile de ma part. Il m’en a gardé une rancune tenace.

Ce n’est qu’après cette sombre année que j’ai commencé à m’affirmer en raison de mes lectures assidues. Ensuite, l’horizon s’est ouvert et je suis devenu un bon élève.

Je me demande parfois s’il ne m’a pas rendu service sans le vouloir.

 

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Mes livres

 

J’ai appris à lire très tôt. J’ai commencé par des livres d’enfants. La lecture chasse l’ennui. Il n’y avait pas de télévision à l’époque. Juste la radio. On n’avait pas encore l’électricité. On utilisait le quinquet et les bougies.

L’un de mes premiers livres relatait les aventures du rat des villes et du rat des champs. De grosses lettres et de belles images dont certaines en couleur. Un récit captivant dans lequel de petits animaux pensaient, discutaient et agissaient de la même façon que les humains.

J’ai lu beaucoup de livres. J’en ai beaucoup acheté, aussi. Mes armoires en sont pleines car le livre est un ami et un compagnon.

 

J’ai vivement apprécié « La vie sur terre, prodiges et mystères » de Larousse. Il décrit les animaux des iles Galapagos et il relate une chose étrange : les animaux de ces iles ne fuient pas devant l’homme. Savez-vous pourquoi ? Parce qu’ils ne le connaissent pas. Ce n’est qu’une fois que les animaux ont affaire à l’homme qu’ils commencent à se méfier de lui ; lorsqu’ils comprennent que c’est  un prédateur comme le lion ou le loup.

Car dans ces îles féériques, l’homme peut circuler au milieu des animaux. Il peut s’approcher des albatros, des iguanes ou des tortues géantes endémiques sans les effaroucher le moins du monde. 

Quand j’étais tout petit, j’ai lu un petit livre fantastique qui parlait des premiers hommes. Il portait le titre magique de « La guerre du feu ». Il racontait l’histoire de Noah et de la belle Gamla. Il décrivait la fuite des Oulhamr qui avaient perdu le feu. Ce livre m’a ouvert le monde fabuleux de la préhistoire.

Le monde merveilleux est un livre de lecture de 1965 du Cours Moyen deuxième année, que j’ai beaucoup aimé. Comme le titre le dit si bien c’est un livre merveilleux. Il est presque magique. Il contient de petites histoires, drôles pour la plupart, pleines de  moralité et écrites dans un style d’enfant. On peut le lire d’un seul coup, tellement il est captivant. Il comporte en outre de merveilleux dessins en couleur.

Ce livre débute par l’histoire de l’escargot et du chacal, il continue ensuite avec celle de la petite poule rouge et quantité d’autres récits amusants.

 

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Le cheikh Abdel…..

 

Le cheikh Abdel…..  était un coopérant égyptien.

Mon père s’est attaché au cheikh Abdel….. Il l’invitait souvent chez nous et parfois nous allions chez lui pour assister à des cours ou pour discuter. Il habitait un des appartements pour célibataires de la cité des enseignants, disparue depuis.

C’était un homme très brun, presque noir. Il avait un gros visage rond et des yeux protubérants. Il n’avait ni barbe ni moustache. Il était obèse et portait des vêtements très amples. 

Je l’ai d’abord connu en classe. Il faisait des dessins admirables au tableau avant de nous raconter des histoires sur les Prophètes. Il a commencé par celle de Moïse. Cela lui a demandé un certain temps vu la longueur de ce récit. La classe entière était suspendue à ses lèvres. Nous l’écoutions admiratifs et silencieux, éblouis par le suspense du récit. Il faut dire qu’il savait raconter des récits avec des intonations profondes. C’était un maître dans ce domaine.

« Une nuit, le pharaon d’Egypte a fait un rêve, commença-t-il. Il a vu une flamme surgir et foncer sur l’Egypte. Il s’est réveillé, saisi d’un indicible effroi…».

Brave Cheikh Abdel….. Tu nous as fait vivre des heures passionnantes. Sois en remercié !     

 

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Nos belles lectures

CM2

(1966-1967)

 

Mon instituteur de Français, en CM2, était un jeune homme très instruit, toujours vêtu avec élégance.  Il était sévère mais juste.

J’étais l’un de ses meilleurs élèves. Le deuxième et quelquefois le troisième. J’étais plus sûr de moi. Je participais en classe. J’avais appris à être un bon élève.

J’avais deux concurrents coriaces. L’un d’eux était gentil, propre et bien élevé. C’était l’un de mes meilleurs amis. Mon deuxième rival et le plus retors était un peu plus âgé que nous.

Je me souviens surtout du livre de lecture. C’était un livre réussi qui m’a beaucoup appris sur la langue française. Il avait pour titre « Nos belles lectures ».

Quelques histoires captivantes, comme celle du « Chat qui s’en va tout seul » m’ont beaucoup plu par leur style et leur contenu.  Ce livre se trouve toujours dans mon armoire. Je le feuillète fréquemment avec amour et nostalgie.

Le CM2 est une classe d’examen pour le passage en Sixième, porte du C.E.G dont nous lorgnions les bienheureux locataires avec envie.

Car dans la vie, il est bon d’avoir du souffle pour courir longtemps et entendre le vent siffler à ses oreilles.

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L’accent circonflexe

 

A la fin de l’année, j’ai passé l’examen de sixième dans un établissement scolaire d’une autre ville. Je suis resté pendant toute la journée dans cette école. Durant les interrogations écrites, chaque élève occupait une table. Les énoncés des épreuves étaient distribués au fur et à mesure. C’était long et difficile, d’autant plus que c’était mon premier vrai examen, passé hors de mon école et de mon village, avec des élèves pour la plupart inconnus.  Je me souviens toujours du titre du texte de l’épreuve de Français : Le four banal.

Parmi les surveillants, Il y avait une enseignante que je connaissais mais elle n’était pas dans notre classe. Elle est venue pendant l’examen. Elle est passée dans les rangs avant de venir se pencher sur ma copie. Elle a posé son doigt sur le mot « brulant » que j’avais écrit ainsi, lors de la dictée. Il manquait l’accent circonflexe. Je l’ai tout de suite corrigé.

A la récréation, un de mes camarades m’a interpellé d’un air accusateur: « Je l’ai vue. Elle t’a montré ! »

J’aurais pu passer cet incident sous-silence. A quoi bon parler d’un malheureux accent circonflexe, indéfiniment omis ou oublié !

En réalité, c’est du geste de l’enseignante que je veux parler. Car, cette femme s’est souvenue de moi. Elle n’a pas fait semblant de ne pas me reconnaître. Elle a pris un risque certain en venant examiner ma feuille.

Le soir, je suis rentré à la maison en compagnie de mon père dans la voiture de l’un de ses amis. Je n’étais nullement inquiet parce que, grâce à elle, je savais que ma copie ne contenait aucune erreur. 


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La bande dessinée

 

La bande dessinée m’a permis de passer du bon temps et de maîtriser le Français. Je lisais les belles aventures d’Akim, de Zembla, de Blec le Roc, de Zagor, de Miki le ranger, du capitaine Swing des loups de l’Antario, d’Oliver de la forêt de Sherwood, de Brik le marin, du Docteur Justice, médecin sans frontières, de Kébir le cavalier intrépide, de Rahan l’homme des âges farouches, ainsi que beaucoup d’autres.

Je n’oublie pas le fougueux Popeye, le rusé lapin Bugs Bunny, la vieille Tartine et le vil coyote.

Innombrables personnages qui ont occupé ma jeunesse et bercé mes rêves d’antan.

Mon frère aîné aimait beaucoup lire, lui aussi. Il passait la nuit à bouquiner. Mon père n’aimait pas ce qu’il lisait. « Il lit des histoires » disait-il. Pour lui, c’était une perte de temps. Il se devait de lire des ouvrages sérieux.

Mon père aimait beaucoup A….. A moi, il ne m’a jamais dit de ne pas lire d’histoires.

De toute façon ni mon frère ni moi ne pouvions rester sans livres. Alors on partait en chasse. On connaissait tous les amateurs de livres et de bandes dessinées du village. On faisait des échanges, des marchandages parfois laborieux.

Mon frère avait un petit coffre en bois ou il mettait ses bandes dessinées. Ce coffre à merveilles attisait notre convoitise.

Il aimait beaucoup le personnage d’Akim, tout comme nous d’ailleurs. Un jour, nous avons voulu lire le numéro un de la série.

A……… a écrit une lettre aux éditions Mon Journal. Dans l’enveloppe, il a ajouté des timbres algériens. Nous avons reçu une réponse qui nous a grandement déçus : Nous n’avons que faire de ces timbres qui ne sont même pas français. Si voulez lire les aventures d’Akim, abonnez-vous !  

Voici le numéro un d’Akim, le fils de la jungle, en noir et blanc et en couleurs. Il y a aussi les versions italienne et allemande. Tu peux les lire quand tu veux, mon frère. Je te les offre par-delà les brumes.

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1967-1968

Ma vie au collège

Cette photo de Sixième m’a été envoyée dernièrement par l’un de mes camarades de classe. Il suffit d’une simple image pour que la mémoire revienne en force. Preuve, sans doute, que tous les souvenirs sont cachés quelque part dans notre cerveau et qu’ils ont besoin, pour se manifester, d’un support matériel auquel s’accrocher.

Je suis le deuxième, en haut à droite. Je reconnais des camarades que j’avais totalement oubliés. J’ai vécu avec ces collégiens durant plusieurs années. Parmi eux, certains sont devenus, avec le temps, de véritables amis, d’autres par contre sont demeurés de simples camarades de classe. 

 

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Qu’elle était verte, ma vallée !

Je garde ce livre dans mon armoire. Je l'ai lu dans ma jeunesse. Je le retrouve toujours avec plaisir. Une sorte de pèlerinage. Après tant d'années, ce livre a toujours le même goût; celui d'un pain rustique qui vient juste de sortir du four et que l'on déguste brûlant, morceau par morceau. Ce livre ne vieillit pas.

Toutes les époques lui appartiennent et il appartient à toutes les époques. Car l’histoire qu'il raconte, tout humain l'a vécue, chacun à sa manière. Seul le décor change.

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Mon premier livre de science-fiction

J’ai lu mon premier livre de science-fiction en Sixième. Mon copain de table K……, le frère du directeur, a ramené dans son cartable un livre d’Ivan Efremov, intitulé « La nébuleuse d’Andromède ». Il me l’a prêté. Je l’ai lu en classe pendant les heures creuses. C’était d’abord pour chasser l’ennui mais dès les premières pages, le récit m’a captivé. Cette aventure d’un équipage voguant dans l’espace à bord d’un astronef et affrontant des dangers inconnus m’a ouvert le monde de l’astronomie et de la navigation interstellaire.

Le titre du premier chapitre « L’étoile de fer » faisait déjà rêver. Il laissait entrevoir la richesse scientifique de la suite du récit. Ce fut ainsi que j’inaugurais le monde merveilleux de la science-fiction.         

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Le Coran

Le Coran est le livre sacré. Il contient des versets divins qui scintillent de l’éclat de leur glorieuse origine.  Ses lettres, pétales de fleurs épanouies, exhalent un parfum exotique.

Des mots merveilleux, admirablement tressés, remplissent le cœur de chaleur et d’humilité et donnent un avant-goût mielleux des fruits du paradis.

Durant des vacances d’été, mon père m’a emmené dans une mosquée pour apprendre quelques sourates du Coran. Cette mosquée a disparu aujourd’hui. C’était au départ une petite maison de la cité transformée pour la circonstance.

L’imam n’était pas toujours présent. Il confiait le travail ingrat de la surveillance des Gnadiz (élèves) à l’un de ses jeunes talebs. J’étais parmi une vingtaine de marmots qui apprenaient en chœur et à haute voix leurs premiers versets.

Ils répétaient bruyamment avec des voix perçantes pendant une ou deux heures sous l’œil indifférent du jeune taleb avant de s’éparpiller dans les rues.

 

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Souvenir du Ramadhan

Durant le mois de Ramadhan, chaque soir, chacun de nous préparait sa petite table  basse. Elle devait être prête pour l’heure du repas, lorsque le muezzin ferait entendre sa voix tant espérée pour nous libérer des chaines de l’abstinence. Un petit pain, une brioche, une moitié de citron, une cuillerée de piment, pouvait faire la différence entre une table et une autre. Chacun de nous partait en prospection avant le coucher du soleil pour ramener le bon ingrédient ou le meilleur jus.

Un va et vient incessant dans la cour. Ma mère et mes sœurs préparaient le repas du ftour. Mon père récitait le Coran dans sa chambre. Nous étions tous présents et nous étions ensemble. Les voix étaient gaies. C’était le bon vieux temps.

Ma tante était souvent avec nous durant le mois de Ramadhan. Avant toute nourriture, elle prenait une tasse de café noir pour rompre le jeûne. J’ai pris d’elle cette habitude. J’ajoutais parfois une goutte de citron au café. Depuis qu’elle est partie, plusieurs fois durant ce mois vénérable, je refais le geste de ma tante, comme un rituel sacré qui perpétue son souvenir.

 

69

 Au lycée

J’ai passé deux ans au lycée de 1971 à 1973 en tant qu’interne. Les élèves étaient nombreux. Mes camarades du CEG étaient avec moi. Je me suis fait beaucoup d’autres amis parmi mes nouveaux camarades de classe.

La cantine ouvrait à midi. Le cuisinier était un maître. Il faisait des plats succulents que je n’ai jamais mangés ailleurs. A chaque repas, de nouveaux mets. Il aimait varier. Je me souviens d’un plat aux carottes avec de la viande bien cuite. Les carottes étaient découpées en tranches et baignaient dans une sauce colorée au safran. Le tout était servi dans des plats en métal argenté. 

Le soir, nous faisions l’étude, surveillés par des pions. Parmi eux, il y en avait de sympathiques. Ils nous racontaient des blagues qui nous faisaient rire aux éclats. 

A neuf heures, nous allions nous coucher. Des lits métalliques, des matelas épais, des oreillers, des draps et des couvertures. Chacun avait une trousse de toilette qu’il avait ramenée de chez lui. Nous étions si fatigués que nous n’avions guère envie de discuter. Le temps de faire sa toilette et de se mettre au lit !

Dès que les lumières s’éteignaient, tous les élèves sombraient dans le sommeil, terrassés par la fatigue.

 

70

La petite ampoule lacrymogène

Un élève turbulent, bien rasé et costumé, ramène un jour dans ses poches, de petites ampoules qui contiennent un liquide jaunâtre. Avant l’arrivée du professeur d’Anglais, il brise l’une d’elles avant d’en éparpiller le contenu aux quatre coins de la classe. Une vapeur irritante et une odeur nauséabonde envahissent aussitôt la salle. Quand le professeur arrive, il trouve tous les élèves dehors. Dès qu’il pénètre dans la classe, il est agressé par une odeur et un brouillard inexplicables. Il en ressort aussitôt en bouchant ses narines et en pestant contre le manque d’hygiène et de salubrité de l’endroit. Il nous invite à changer de classe, ce que nous faisons de bonne grâce.

Cet élève audacieux ne s’arrête pas là. Il récidive ! De la même manière, il prépare la salle au professeur de mathématiques, le sieur R…..

Un drôle de type celui-là. Un jeune coopérant français d’une humeur irascible. Il porte un costume gris. Il parle tout seul. Il nous fait entrer dans la classe avant d’y pénétrer lui-même. Dès qu’il sent l’odeur du produit, il le reconnait.

-- Fermez les portes et les fenêtres, ordonne-t-il.

-- Mais Monsieur, ça pue !

-- Ah oui et alors ? Je connais ma chimie, moi. C’est du … suivit un terme incompréhensible. De mémoire, il en cite les composants. Vous allez rester ici et en plus vous allez faire une interrogation écrite tout de suite ! Je vais vous apprendre, moi, à faire des farces !

Il tâtonne dans sa veste. Il met d’abord des lunettes de soleil puis il tire un paquet de cigarettes de son autre poche. Il allume cigarette sur cigarette pour aggraver la situation.

Mon Dieu, dans quel guêpier nous sommes nous fourrés ? Qui aurait imaginé que ce professeur déglingué était un grand savant ?

Et effectivement, nous passons un examen dans  des conditions plus que défavorables. Les yeux piquent, le nez coule, la tête tourne. Impossible de se concentrer et d’écrire quoi que ce soit. Durant toute une heure, le professeur tourne dans les rangs en gesticulant jusqu’à la sonnerie libératrice.

Je suis plutôt mal en point car en d’autres circonstances, je l’aurais applaudi. Que diable ! Quelle idée farfelue de jouer un tour pareil à un professeur de mathématiques, intraitable de surcroit.

 

71

 La remise des prix

 

En seconde, à la fin de l’année, lors de la remise des prix, je me suis rendu au Lycée avec mon ami K……. Nous avons pris le bus. Nous sommes arrivés légèrement en retard. Les invités étaient déjà en place, assis sur des chaises placées en face de tables scolaires chargées de livres.

La distribution a commencé. Un responsable appelait les élèves inscrits sur une liste et ils se présentaient à tour de rôle pour prendre possession de leurs prix. Le public les applaudissait pour les féliciter.

Petit à petit, le nombre de livres octroyés a commencé à diminuer. Les applaudissements devenaient également de plus en plus rares.

Néanmoins, sur une des tables, il restait un lot important de livres qui n’avait pas encore été distribué. Il devait y avoir une erreur quelque part. Aussi, j’ai décidé d’intervenir. Je me suis avancé vers le chargé de la remise des prix et j’ai décliné mon nom. Il a dit « Ah, oui ! » et il s’est dirigé vers le lot délaissé.  Il m’a tendu tout le tas. C’était assez lourd et quand je me suis retourné pour faire face aux invités, les applaudissements ont repris de plus belle.

J’avais obtenu les prix de toutes les matières. Il y avait 22 livres dans le tas. Une belle performance. K…… m’a aidé à les porter jusqu’à la maison.


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La faculté de droit

Ce devait être en septembre 1974. Mon camarade C…. et moi, nous avons pris le train d’une heure du matin à destination d’Alger. Nous y avons passé une nuit épouvantable. Le train était bondé. Il s’arrêtait à toutes les gares. Nous sommes restés debout des heures durant. J’étais fourbu quand nous avons enfin quitté le train.

Il nous a fallu d’abord attendre l’ouverture de l’université centrale pour récupérer les formulaires d’inscription. Ensuite, nous avons dû encore patienter devant les guichets pour déposer nos dossiers. Une chaîne effrayante attendait. J’étais extenué.  

Le matin il faisait frais mais vers dix heures du matin le soleil a commencé à taper dur. Nous étions dans la rue car la chaîne parvenait jusque-là. C’est alors qu’il m’est arrivé quelque chose d’étrange. Il m’a tout à coup semblé que les objets avaient perdu leur consistance. Qu’ils étaient irréels. Comme dans un film. Ces immeubles immobiles, ces voitures qui passaient ressemblaient à des pellicules. Les effets du manque de sommeil, de la fatigue et du soleil ardent se sont conjugués pour produire cette sensation de flottement. Je me suis écarté de la foule à la recherche de l’ombre.

Mais nous n’étions pas encore au bout de nos peines. Dans l’état où j’étais, il m’a fallu encore surmonter les procédures administratives extrêmement pénibles du dossier d’hébergement et du dossier de bourse. Pendant des heures j’ai arpenté des couloirs, rempli des formulaires et poireauté aux guichets. Certains sont rentrés chez eux parce qu’il leur manquait un papier auquel ils n’avaient pas pensé.

Le soir nous avons repris le train pour rentrer chez nous. Mais cette impression pénible m’est restée. Le monde était devenu vaporeux. Je ne suis pas parvenu à retrouver cette sensation du concret.

73

L’escroc

J’occupais une chambre à la cité universitaire avec un étudiant d’une autre ville que la mienne. Une toute petite chambre qui suffisait à peine à contenir deux lits opposés, une table et une chaise scolaire. Rangés sur la table, j’avais un tourne-disque, des disques et des livres dont un gros dictionnaire que j’avais achetés avec ma bourse.

Je n’ai pas tardé à connaitre tous les étudiants de la ville de mon copain de chambre car ils venaient souvent discuter avec lui.

Ils étaient actifs, fougueux, pleins de vie et studieux. Ils jouaient quelquefois à la belotte dans la chambre qui se remplissait alors de cris et de fumée. Ils blaguaient et leurs rires retentissaient joyeusement le long du couloir obscur.

Un jour, l’un d’entre eux est venu dans ma chambre, accompagné d’un inconnu. J’ai pensé que c’était un autre étudiant.

C’était un homme charmant, de taille moyenne, un peu corpulent, plein d’humour et de sagacité. Cet individu ne nous a plus quittés. Tout le monde semblait le connaître. Il est devenu rapidement inséparable du groupe. Il allait et venait quand bon lui semblait et il était toujours reçu avec bonhommie par tout le monde.

Un matin, après avoir suivi un cours à l’amphithéâtre de la faculté située à quelques centaines de mètres de la cité, je suis retourné à ma chambre.

J’ai ouvert la porte et je suis entré sans rien remarquer d’anormal de prime abord. Ce n’est que lorsque j’ai regardé la table que j’ai constaté que mes affaires n’y étaient plus. Je suis resté indécis mais sans m’alarmer vraiment, pensant que quelqu’un les avaient peut-être « empruntées » ou que mon copain de chambre les avaient déplacées pour une raison ou pour une autre. J’ai cherché partout. Rien.

Ce n’est que le soir, quand tout le groupe se rassembla que je compris ce qui c’était passé. Quelqu’un me demanda :

-- Tu n’as pas vu « untel » ?

-- Non, pas aujourd’hui.

-- Il nous a tout pris.

-- Mais je le croyais originaire de votre ville.

-- Mais non, pas du tout. Pour nous, c’était toi qui le connaissais.

-- De toute façon, à moi non plus, il n’a rien laissé.

Un escroc s’était infiltré parmi nous. Il a patiemment attendu qu’on l’adopte et qu’on lui fasse confiance. Il a joué la comédie pendant deux mois. Le loup dans la bergerie. Il observait avec la patience du serpent. Il a dû faire le double des clés et choisir le moment propice pour passer à l’action. Il avait probablement des complices. De toute façon, je n’ai pas insisté. C’était un coup imparable.

 

74

Pris au piège

Les étudiants n’attendent qu’un prétexte pour foutre la pagaille. Des désaccords surgissent quelquefois pour des broutilles. La raison importe peu car le problème possède une autre dimension. Un certain après-midi, suite à une confrontation violente entre deux groupes, je me retrouve coincé.

L’un d’eux parvient à repousser hors de la faculté ses adversaires plus nombreux mais désorganisés.

Voyant des groupes menaçants surgir des allées et des voies de circulation, je me réfugie dans une salle de cours. J’y trouve trois personnes dont un couple qui n’a rien à voir avec la confrontation.

Les revanchards passent les classes en revue. Ils s’arrêtent devant notre refuge et nous demandent de sortir. Le personnage qui était avec le couple à mon arrivée empoigne une chaise et empêche les agresseurs d’entrer en leur donnant de violents coups à travers la porte. Puis, profitant d’un moment de répit, il place la chaise sous une des nombreuses et hautes fenêtres de la salle qui donnent de l’autre côté. Il saute dessus et agrippe le bord d’une fenêtre. Il se hisse et disparaît par l’ouverture. Nous ne sommes plus que trois.

Je prends également une chaise pour parer aux pierres que l’un des agresseurs me lance à travers la porte en me visant soigneusement.

Une fille lourde, un peu plus âgée, rejoint le groupe. Elle semble commander. Elle nous jette un regard indifférent avant de détourner la tête et de disparaitre.

Pendant ce temps, l’homme du couple engage des négociations avec les agresseurs. Il leur pose ses conditions : «Je sors si vous ne touchez pas à la fille». Le couple sort. Ils se jettent sur eux et les terrassent. Ils les tabassent à coups de bâtons et à coups de pieds. Sans pitié. C’est ce qui m’attend. Je saute sur la chaise, j’agrippe le bord de la fenêtre. Deux pierres lancées furieusement percutent violemment le mur de part et d’autre de ma position. Je tire de toutes mes forces pour me hisser. J’atteins l’ouverture et je passe de l’autre côté. Je suis sauvé. Je ne sais plus si j’ai sauté. A partir de là, le film devient flou.

Je pense souvent à ce couple martyrisé. C’est grâce à eux que j’ai pu échapper à ces barbares. Leur supplice m’a donné le temps nécessaire pour agir. Leurs assaillants étaient des lâches.

 

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Une rencontre imprévue

J’étais à l’Université. Je m’ennuyais ou était-ce un pressentiment ? Je suis descendu à Alger. A pied. Je connaissais les raccourcis. J’ai emprunté les escaliers qui descendent vers le centre-ville. Je marchais dans une ruelle étroite depuis un moment quand soudain, à un tournant, je me suis heurté à mon père. Je l’ai embrassé. Il avait l’air fatigué. Il a peut-être passé la journée à marcher. Je ne lui ai pas demandé la raison de sa présence. Nous avons discuté pendant quelques instants puis il est parti prendre le train pour rentrer à la maison.

Cette rencontre était-elle fortuite? Ou bien, était-elle due à un concours de circonstances qui a guidé le père et le fils vers une rencontre hautement improbable?

Il se serait subitement matérialisé à notre insu dans un évènement imprévisible. La vie est truffée de mystères. Des choses intangibles que nous ne saisissons pas existent bel et bien ! 


 

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Après l’université

J’avais fait fausse route depuis le début. Je suis resté deux ans à l’université avant de comprendre que ces études ne me disaient rien.  J’étais pourtant admis en troisième année mais malgré cela j’ai abandonné. Je suis rentré à la maison. En cours de route, j’allais perdre encore un an.

En ce temps-là, il suffisait de frapper à n’importe quelle porte pour être embauché. J’ai travaillé dans un lycée. J’ai joué au secrétaire durant quelques mois. Il y avait avec moi deux de mes amis. Nous y avons rencontré un ancien camarade du collège et du lycée. Quelques mois puis nous avons quitté, l’un après l’autre.

J’ai aussi tenu une agence postale. Tout seul. J’étais en même temps le receveur, le guichetier, le facteur et le caissier.

 

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Une maladie fatale

 

La tuberculose, cette horrible maladie contagieuse, a fait des ravages dans la famille. Je me souviens d’une femme maigre et silencieuse, au visage émacié, qui suivait des soins chez le médecin du village. Elle passait souvent chez nous avant de rentrer chez elle. Elle avait deux gosses. Elle a fini par disparaitre emportée par cette terrible maladie. Son mari n’a pas tardé à la suivre, atteint du même mal. Je l’ai rencontré peu de temps avant sa mort. Il sortait de chez le médecin. Incapable de marcher, il était affalé sur le bord de la route, son fils debout près de lui. J’étais avec mon petit cousin. Nous arrivions d’un voyage en auto-stop, complètement fauchés.

 

Dès que nous l’aperçûmes dans cette position inusuelle, nous nous rendîmes auprès de lui pour le saluer et nous enquérir de ses nouvelles. Il était gravement malade. Il nous a demandé de lui payer un taxi pour qu’il puisse rentrer chez lui. A notre grand regret, nous ne pûmes le satisfaire. Une épine m’en est restée, accrochée dans la gorge.  

 

Je l’ai revu encore une fois. L’état de ce pauvre homme avait empiré. Il a passé ses  derniers jours dans la pièce où je suis né, sa maison en pisé s’étant effondrée sous les assauts des intempéries.

 

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Pilote d’hélicoptère

J'ai soixante-quatre ans aujourd'hui. Ma vie a été bien remplie. J'ai volé pendant vingt-quatre ans. Le ciel m'a appartenu. Je l'ai sillonné comme un laboureur qui aime sa terre et lui prodigue les meilleurs soins. J'ai peut-être réalisé le rêve de quelques-uns de mes ancêtres ; ceux qui suivaient les oiseaux des yeux et enviaient leur vol féérique.

Je n'ai pas connu mes ancêtres mais leur héritage génétique est devenu le mien. Ils ont été nombreux, sans doute, depuis la nuit des temps, pour parvenir jusqu’à moi. Je ne sais pas qui ils étaient car depuis très longtemps leurs noms ne retentissent plus dans les montagnes et les vallées qui ont fini par les oublier.

 

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L’avion. Mon premier vol.

 

Je n’ai jamais approché un avion de ma vie mais j'en ai entendu des tas bourdonner dans le ciel, sans savoir leurs noms ou connaître leurs destinations. Si certains volaient très bas, en frôlant les arbres ou les toits des maisons, d'autres passaient si haut que seul le bruit qui les accompagnait signalait leur présence. 

 

Je me souviens qu'au temps de la colonisation, un pilote venait parfois s'entrainer au-dessus du quartier sur un avion de guerre de petites dimensions. Un monoplace. Il adorait les acrobaties à basse altitude. Un jour, debout sur le trottoir à proximité de la maison, je l'ai entendu rappliquer. Il a effectué un retournement si bas au-dessus de l'écurie, située de l'autre côté de la route, que j'ai pu nettement distinguer son visage. Il avait des yeux gris. Il portait un blouson noir, un casque de cuir et de grosses lunettes de motard. Une autre fois, j'ai assisté à l'atterrissage d'un hélicoptère, une Alouette II, sur la placette de la Mairie. Je ne pouvais me douter alors que, vingt ans plus tard, je piloterai des alouettes au-dessus des Pyrénées.

 

80

 

Mon premier vol

 

 

Mon premier vol, je ne le fais pas en tant que passager. Je suis aux commandes. J'ai même une check-list à la main. J'ai bien essayé de la lire pour en retenir quelque chose mais le temps m'a manqué. De nombreux termes n'ont aucun sens pour moi. Et vous savez sans doute que les textes les plus difficiles à retenir sont ceux qui contiennent des mots inconnus.

 

Ce sont des termes techniques du jargon de l'aviation qui provient en grande partie de celui de la marine car l'homme imite le poisson depuis des millénaires mais il ne copie l'oiseau que depuis moins d'un siècle.

 

Pour l'instant, je m'occupe de choses plus urgentes : boucler ma ceinture et ajuster mes pédales. Tous ceux qui ont fait du vélo connaissent ces bidules et savent ce que ça coute de perdre les pédales. Pour corser l'affaire, un moniteur au regard inquisiteur qui ne mâche pas ses mots. 

 

Je lorgne un tableau de bord flambant neuf, bourré d'instruments exotiques. La plupart d'entre eux ne me disent rien. Mais ils auront tout le temps de me parler plus tard. Quand je serai disposé à écouter leur discours.

 

En effet, les instruments parlent. Il faut toujours leur faire confiance et les écouter. Ils disent que telle chose se porte bien et que telle autre est souffrante. Ils invitent à la prudence ou à agir en urgence.  Ils fournissent une foule de renseignements sur l'état de la machine et les conditions de vol. Ils participent à la conduite de l'aéronef.

 

Ce sont de précieux auxiliaires, sérieux et indispensables ! 

 

Ils ont aussi un rôle psychologique. Ils vous rassurent quand ils vous assurent que tout va bien. En cas de danger, ils vous préviennent, parfois suffisamment à l'avance pour que vous puissiez prendre vos précautions.   

 

Par chance, c'est le moniteur qui fait le démarrage en commentant ses actions à haute voix. Le roulage, nous le faisons ensemble. Inutile de préciser que ce n'est jamais aussi facile à dire qu'à faire. D'abord, un aéronef n'est pas fait pour rouler mais pour voler car c'est sa fonction principale. Celui qui l'a conçu n'a pas cherché midi à quatorze heures: le système qui lui permettra de voler lui permettra certainement de rouler. L'ennemi de l'aviation est le poids !

 

L'hélice tire l'avion par le bout du nez ; les roues libres se mettent en rotation et l'avion avance.

 

Pour tourner, il faut pousser sur le palonnier afin de braquer la gouverne de direction située sur la queue. Cette petite surface, sous l'effet du souffle de l'hélice, entraine la queue d'un côté ou de l'autre. L'avion tourne. Ainsi l'aéronef se déplace en utilisant uniquement la masse d'air qui l'entoure. Ce qui n'a rien à voir avec le principe mécanique d'un véhicule automobile. Aussi, maitriser une machine qui se meut de cette manière lors d'une première tentative est fort improbable. 

 

En aéronautique, rien n’est évident pour celui qui ignore. Le pilotage est truffé de gestes anodins dont le but n’est pas clair mais que personne n’a le temps ou l’envie d’expliquer.

 

 

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Décollage.

 

Après bien des péripéties, l’avion s’aligne enfin sur la piste. D'un geste rageur, le moniteur pousse la manette des gaz à fond tout en maintenant la pression sur les freins pour empêcher l'avion de détaler. Dans un grondement assourdissant, ce dernier se met à vibrer dangereusement comme s'il allait s’éparpiller sur le goudron. 

 

Les freins lâchés, l’aéronef libéré bondit pour avaler la piste. Des corrections rapides aux palonniers permettent de le remettre dans l'axe car il a tendance à partir à gauche, dans le sens opposé à celui où tourne l'hélice. Il prend de la vitesse. Il accélère. Il cherche désespérément à s’accrocher à la vague aérienne qui manque encore de fermeté. Elle l'agrippe puis le laisse choir. Il se débat dans la zone instable de l'accrochage. Il tressaute comme un esquif malmené par les flots. 

 

La vitesse requise atteinte, le moniteur tire sur le manche. L’avion quitte la terre ferme comme une feuille de papier désemparée, ballotée par la tourmente. A deux mètres de hauteur, je regarde le sol qui s’éloigne très vite. Je sens un creux dans l’estomac. Je respire pour combler le trou.

 

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Aux commandes.

 

 

En vol, je prends les commandes. Mettre le capot sur l’horizon. Ajuster les tours-minute. Prendre un repère au loin. Essayer de rester stable. Compenser. Contrôler les paramètres...

 

Pas facile tout ça, hein ? Trop de choses à la fois. Je n'ai aucune appréciation du dosage ni aucune anticipation. Cela ne viendra que plus tard. Avec l’expérience, l’impossible devient possible. Mais il faut faire et refaire jusqu’à ce qu’il devienne facile d’exécuter plusieurs choses à la fois. 

 

J’essaie de faire de mon mieux. Je ne sais pas ce que veut dire "compenser". A chaque fois qu'il prononce ce mot, le moniteur tourne une petite roue, située entre les sièges, vers l'avant ou vers l'arrière, en fonction d'une situation qu'il est le seul à apprécier. A quoi peut bien servir cette molette ? A stabiliser l'avion ou à soulager les commandes ? Je n'en sais rien pour la simple raison que personne n'en a rien dit. 

 

Et puis, ce n'est qu'une petite roue timide, nichée à l'abri des regards, entre deux sièges bien rembourrés. Pas facile à dénicher par un œil saturé par tant d'instruments à reluquer. Pour le moniteur, "compenser" ne nécessite probablement aucune explication. Un peu comme l'instituteur lorsqu'il dit à son élève "Ferme ton cahier !". Tout le monde sait fermer son cahier. C'est toujours plus facile que de l'ouvrir, n'est-ce-pas ? Ou alors il pense tout simplement que c'est hors de la compréhension du débutant que je suis. De toute façon cela ne me gêne aucunement tant que c'est lui qui fait le boulot. J'ai bien tourné la roue plusieurs fois sans savoir où m'arrêter jusqu'à ce qu'il me dise de stopper.

 

Certains vont sans doute penser que je fais du remplissage mais comme je n'ai que deux ou trois pages à écrire, ils se trompent certainement sur mes intentions. Maintenant que je sais à quoi sert ce bidule, je pense que c'est important de savoir le manier. 

 

Parfois l’avion pique du nez. Il descend. Je le vois à l’aiguille de l’altimètre qui se déplace de plus en plus vite sur des chiffres de plus en plus petits. La vitesse augmente. Il faut intervenir. Redresser, remettre le capot à sa place sur l'horizon, jouer avec le manche, les pédales et la manette des gaz pour obtenir un résultat durable. Mais le dosage fait défaut. Je corrige trop ou pas assez. 

Lorsqu'un gars prend l'avion, c'est toujours pour aller quelque part. Changer d'endroit. Rencontrer une colombe ou une tourterelle. Un voyage d'affaire ou de plaisance. Il ne s'agit pas de trainer en route. 

 

L'avion doit filer tout droit à une vitesse dite de croisière qui lui permet de consommer le moins de carburant possible entre deux points en un temps record. C'est le but de tout l'apprentissage aéronautique. Aller d'un point à un autre sans perdre son temps et son carburant. Rallier la destination en toute sécurité avec son fret ou ses passagers. Simple, non ?

 

Pendant ce temps (de réflexion), l'avion est en montée. Il retrouve enfin son altitude. Pour la dépasser aussitôt. Il continue à monter sans se soucier de mes supplications muettes. La vitesse dégringole. Il faut tout refaire en sens inverse ! 

 

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Décrochage.

 

 

En effet, si la vitesse descend au-dessous d'une certaine valeur, l'avion redevient ce qu'il a toujours été. Un tas de ferraille ! La force qui le rend semblable au moineau disparait d'un seul coup, comme une corde tendue tranchée par un rasoir. On appelle cela "décrochage", terme qui décrit exactement le phénomène. 

 

La pesanteur prend l'avion immédiatement en charge. Pas de souci de ce côté. C'est un système qui ne tombe jamais en panne. Toujours opérationnel. Tant que la force de portance agit, il répond absent à l'appel tout en restant à l'affût. A la moindre faiblesse, il récupère toutes ses prérogatives. Il renvoie le rebelle au tapis qu'il n'aurait jamais dû quitter.  

 

Logiquement, s'il existe un décrochage, c'est que quelque part il y a eu un accrochage. Mais où et à quoi ? 

 

A la masse d'air, évidemment. A la vague aérienne qui ne consent à faire le mulet que s'il y a des ailes prêtes à l'accueillir à la vitesse voulue! 

 

Si, dans un avion, l'accrochage passe inaperçu durant la course ronflante sur le goudron, il n'en est pas de même dans un hélicoptère.

 

C'est un phénomène que le pilote rencontre à chaque décollage sauf si le vent est assez fort. Dans ce cas-là, l'hélicoptère est déjà accroché, lorsqu'il se met en stationnaire, face au vent. Le pilote d'hélicoptère "contre" l'accrochage, selon le terme usité. En réalité, en poussant sur le manche, il plonge dans la masse d'air comme un nageur dans l'eau. Car la vague qui déferle tend à le repousser comme un corps étranger. Il faut lui opposer une résistance pour la forcer à coopérer. L'hélicoptère plonge alors dans l'océan aérien. Il nage lui aussi à sa manière.

 

Car un aéronef n'est pas un bâtiment de surface mais plutôt un submersible puisqu'il se meut à l'intérieur de l'océan aérien. Si l'air avait une couleur au lieu d'être incolore, l'homme s'apercevrait aussitôt qu'il vit au fond d'un océan dont la surface se trouve très haut au-dessus de sa tête. Si j'en parle, c'est pour la simple raison que ce n'est pas évident. Mais même l'évidence est parfois trompeuse. 

 

Voilà. Je n'ai pas appris à voler ce jour-là, ni les jours suivants. Il faut du temps pour devenir pilote. Du temps et de l'obstination. Il faut aussi avoir de bons moniteurs qui vous montrent les ficelles du métier. Mais sachez que l'on n'est jamais au bout de ses peines. Pendant toute sa carrière, le pilote apprend du nouveau à chaque vol. 


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Tarbes

 

Le 7 juin 1979, je suis arrivé, tôt le matin à la ville de Tarbes, après avoir passé une nuit paisible dans un train en provenance de Paris. J’avais pris le départ d’Alger la veille en compagnie de mes collègues à bord d’un Boeing 707 d’Air Algérie.

 

La journée était libre. J’ai quitté l’hôtel dans lequel nous avions été hébergés pour jeter un coup d’œil au voisinage. Il faisait beau.

 

Charmante ville que Tarbes. Calme et paisible. La rivière de l’Adour coulait un peu plus loin dans un lit large et profond. J’apercevais au loin, dans la direction du Sud, les sommets des Pyrénées couverts de neige.

 

Vêtues avec élégance, les femmes étaient adorables. Leurs voix mélodieuses berçaient l’air du matin avec cet accent chantant du midi auquel nous a habitués Fernandel dans ses films. La première impression est souvent la bonne.

 

Le lendemain le bus de l’école de pilotage s’est garé devant l’hôtel. Nous sommes montés à bord et chacun a choisi la place qui lui convenait le mieux pour être à son aise. J’ai vu défiler des bâtiments et des magasins, des monuments et des placettes.

 

Nous sommes arrivés au site de l’école. De nombreuses cabines préfabriquées alignées, et bien entretenues abritaient les salles de cours et de repos ainsi que les bureaux. Un hangar servait à la maintenance des hélicoptères.

 

Un parking comportait un certain nombre de DZ (plateformes). Des hélicoptères y étaient stationnés dont des Alouettes II, des Alouettes III et des Gazelles.

 

A proximité, il y avait des garages pour des avions privés. Durant les jours ouvrables, leurs rideaux demeuraient fermés. Le weekend leurs propriétaires venaient démarrer leurs avions et  décoller en direction des Pyrénées. Ils revenaient ensuite les garer à l’intérieur avant de disparaître pour une semaine.

 

Il ne régnait pas une grande activité à l’aéroport de Tarbes. Quelques vols par semaine et parfois des passages d’avions miliaires.

 

Nous avons rencontré d’autres stagiaires, venus d’autres pays arabes et africains. Ils volaient déjà depuis plusieurs mois.

 

Les cours ont débuté aussitôt. Des instructeurs commencèrent l’exécution du programme théorique nécessaire avant toute activité aérienne. Des gens cultivés, spécialisés dans leurs domaines respectifs dispensaient des cours clairs et précis.

 

85

Le test de navigation

 

Au cours de notre formation, chaque semaine nous passions des tests. Un par matière. Je me souviens du test de navigation. C’était le premier du lot.

L’instructeur est entré en classe. Brun, svelte,  moustache bien taillée, sourire aux lèvres. Il portait un costume gris et fumait du tabac brun, des Gauloises, je pense. Il avait le verbe facile. Il connaissait bien l’Algérie. Il parlait souvent de Port-aux-Poules comme s’il y avait vécu. Il racontait des anecdotes amusantes sur l’aviation.    

Tout le monde se taisait. Il tenait une pile de double-feuilles. Il a commencé par celle du dessus. Les copies étaient placées dans l’ordre, de la plus haute note à la plus basse. Il annonçait le nom puis la note suivie d’un commentaire.

J’attendais mon nom. Les notes devenaient de plus en plus chétives. Toujours rien. Des visages commençaient à se tourner de mon côté. J’étais mal à l’aise.

Ma copie fût quand même la dernière : Monsieur M.D. Alors là, c’est le chef. 20.

Monsieur C…… souriait du tour qu’il nous avait joué. Il avait laissé la première copie en dernier. Du vrai suspense. Il a réussi à surprendre tout le monde, moi en premier.

 

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L’Alouette II

Le premier hélicoptère sur lequel j’ai volé était l’Alouette II, le fameux hélicoptère français. C’est une machine des années 50, la première au monde à être dotée d’une turbine à gaz au lieu d’un moteur à pistons.

Quand j’étais enfant, je l’ai vue se poser un jour sur la placette en face de la mairie, vers la fin de la guerre. Je me souviens qu’après l’arrêt du moteur, le rotor a continué longtemps à tourner à vide, comme si cet appareil ne disposait pas encore d’un frein rotor. J’étais loin de me douter alors, qu’un jour, je piloterai cet engin.

Cet hélicoptère est un vrai bijou. Il n’est pas très rapide mais il est assez puissant pour son tonnage et malgré son ancienneté, il est fiable et très stable. Il faut de la finesse pour le piloter. Il peut se poser à 3000 mètres quand les conditions sont favorables. Il n’a pas de roues mais des patins. Ainsi, on peut faire du ski sur les pentes enneigées. Je l’ai fait un jour avec notre chef de groupe, sur un versant des Pyrénées. C’était épatant.

 

87

Le stationnaire.

 

Le but de ces vols était l’accoutumance et la maîtrise de la machine. Le plus difficile était le vol stationnaire. Tout dans une pièce de monnaie de 10 centimes, marmonnaient les pilotes et les moins pilotes, c'est-à-dire garder la course du manche à l’intérieur du plus petit cercle possible pour rester immobile. On dit aussi que l’hélicoptère demande de la poigne. En fait, ce n’est pas tant serrer qui compte, mais surtout éviter le sur-contrôle, chose impossible pour un bleu.

Maintenir le stationnaire c’est comme monter à bicyclette. Ce n’est qu’après des chutes violentes sur les cailloux et sur les trottoirs que ça vient d’un seul coup. Trouver l’équilibre, le juste milieu. Il faut plusieurs heures de vol pour pouvoir faire un stationnaire acceptable qui permet de se poser sans casser la machine et sans se renverser. Car figurez-vous, sans stationnaire, on ne peut rien faire sur un hélicoptère puisqu’on ne peut ni décoller ni atterrir. La base du vol en hélicoptère est le stationnaire. Le meilleur se situe dans la plage du centimètre mais cela demande une grande expérience.

Il faut prendre un repère au loin et garder sa position par rapport à ce point. Si ce repère demeure fixe alors l’hélicoptère est immobile.

 

88

Les commandes

 

Toutes les commandes d’un hélicoptère interagissent. Si vous touchez l’une d’elles vous êtes obligés de toucher à une autre car elles ont des effets primaires et des effets secondaires. Ce sont ces derniers qu’il faut corriger en agissant sur les autres commandes.

Si vous voulez monter, vous tirez sur le pas général, levier situé à gauche du siège pilote, manié par conséquent de la main gauche. Ce levier monte et descend.

Mais si l’hélicoptère monte (effet primaire), il entame une rotation à gauche (effet secondaire) sous l’effet du couple de renversement.

Il faut donc appuyer sur le palonnier droit de la valeur nécessaire pour remettre la machine dans l’axe.

Passons maintenant au pas cyclique ou manche (à balai). Il permet d’incliner le disque rotor dans le sens voulu, pour avancer, pour tourner ou reculer. Quand on pousse du manche vers l’avant, le rotor s’incline dans la même direction. La force qui permet de rester en stationnaire se trouve diminuée de celle qui permet d’avancer. L’appareil descend. Il faut, quand c’est possible, augmenter la puissance à l’aide du pas général pour arrêter la descente et, bien sûr, agir sur le palonnier droit si on veut rester dans l’axe.     

Que le lecteur soit patient. Ce n’est ni un cours de pilotage ni un traité de vulgarisation. Je veux simplement lui faire toucher du doigt la difficulté de l’opération. 

 

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L'hélicoptère

 

L'hélicoptère a un pouvoir mystérieux. Il peut se tenir immobile au-dessus du sol pour admirer le paysage. Il peut aussi se mouvoir dans le sens qui lui sied. Il peut même reculer si l'envie lui en prend. Il tourne sur lui-même comme une toupie d'enfant. Il marche, il court, il galope, il vole. Il fait du bruit et du vent. Il est pinson dans la ramée, libellule dans la vallée, onagre aux jarrets puissants, coursier aux naseaux fumants.  

 

L'hélicoptère est une machine fabuleuse qui adore la finesse et la patience. Mais comme toutes les choses magiques, elle est capricieuse et d'humeur changeante. Il ne faut pas la brusquer car elle est encline à la révolte. Comme un cheval fougueux, elle vous emporte sur les vagues de l’océan aérien. Elle s'arrête sur le bord du chemin pour caresser les fleurs des champs ou rider la surface de l'étang. Elle peut aller dans la montagne frôler les cimes blanches ou disperser les flocons de neige. Elle peut se prélasser dans les prairies immenses ou galoper sur les sentiers perdus. Elle peut aussi, d'un seul mouvement, rassembler le troupeau du berger. Quand elle survole la mer houleuse, elle creuse un abime profond aux parois blanches d'écume. Elle peut faire tant et tant de choses fascinantes que je serai incapable de les nommer toutes.

 


 

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Un terrible accident

 

R…. était un très beau garçon, grand, blond, les yeux bleus. Les femmes l’adoraient. Il était cultivé et il aimait rire. Il était gentil et attentionné.

Mais il a eu un accident mortel sur une Alouette III au cours d’un exercice d’autorotation (moteur coupé). Il était en compagnie d’un de nos camarades, un jeune et beau garçon de 19 ans, en qualité de moniteur.

Nous étions dans la salle de repos lorsque nous avons entendu le bruit de l’hélicoptère. Un bruit anormal comme si le rotor était en perte de vitesse.

La mort de nos deux camarades a été un choc terrible pour le groupe.

Les pères de nos deux malheureux collègues étaient venus les voir quelque temps avant l’accident. Ils avaient passé quelques jours avec leurs enfants comme s’ils avaient eu le pressentiment de la catastrophe.

Nous avons continué à vivre, malgré tout. Au cours de notre carrière, combien de morts avant nous laissés sur la route pendant que d’autres, insouciants, vaquaient à leurs affaires.

Car les drames de l’aviation continuent de survenir. Ils ont toujours le même goût que celui d’antan. Les aviateurs les vivent à tour de rôle comme des images répétitives qui ressassent inlassablement la même histoire pénible aux générations successives… 

Qui n’a pas vécu ces heures d’angoisse dans l’attente d’une nouvelle qui ne voulait pas venir…

Qui n’a pas été terrassé par la disparition brutale d’un ami avec lequel il avait plaisanté pendant le petit déjeuner ou après le repas du soir ?    

 


 

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Mon ami Joël

C’était un pilote du Kenya. Il devint l’un de mes meilleurs amis. Il parlait Anglais. C’était un homme charmant avec beaucoup de qualités.

Un jour, il a acheté une Mercedes à vitesse automatique. Au cours d’un jour libre, nous avons fait un petit voyage ensemble, dans les Pyrénées. Nous avons traversé des villages de montagne et visité de vieux forts.

J’avais une photo avec lui dans notre salle de repos. Nous jouions aux échecs. Mais cette photo a disparu, égarée probablement lors de mes nombreux déplacements.

Il est parti, un matin, dans son hélicoptère. Le jour de son départ, tous les groupes sont venus le saluer et lui souhaiter bonne chance.

Je ne l’ai plus revu. Les chemins se croisent puis se séparent, quelquefois pour toujours.

C’est en 2016 que j’appris sa mort. J’ai lu des articles sur l’accident d’un avion de type Cessna au Congo. Le mercredi 18 aout 2004, il a percuté le volcan Nyiragongo à proximité de la ville de Goma en RDC. Il avait deux passagers à bord.     Rest in peace, old friend.

 

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Un ami d’Orient

Il y avait un groupe qui suivait une formation sur un hélicoptère de nouvelle génération.

L’un d’entre eux, un gaillard sympathique est devenu l’un de mes amis. Je le rencontrais souvent soit en ville soit à l’hôtel où notre groupe prenait le repas du soir.

On jouait parfois tous les deux au jeu de la poésie arabe qui consiste à reprendre la dernière lettre du vers de l’adversaire pour la mettre au début du vers de notre réponse. Et ainsi de suite. Cela pouvait prendre facilement des heures si les deux joueurs avaient appris beaucoup de poésies.

Nous avons joué plusieurs fois ensemble. La dernière fois, je l’ai rencontré à l’hôtel. Il était avec deux ou trois de ses concitoyens. Il y avait aussi une fille avec eux, une Française que je connaissais. Nous étions dans l’un des salons. Nous avons commencé à jouer. J’ai choisi une lettre, toujours la même, très rare au début des vers afin d’épuiser rapidement son répertoire. Rien n’y fit. Il continuait à répondre après quelques instants de silence. Au bout d’un certain temps, j’ai fini par comprendre l’astuce. D’abord, je ne connaissais aucun des vers qu’il récitait. Ensuite, ses vers étaient dénués de sens.

Cet individu inventait des vers sur le champ, toujours avec le même rythme mais totalement incompréhensibles. Il suffisait pour lui que la lettre initiale soit respectée. J’ai brusquement arrêté de jouer. La fille m’encourageait pensant que je ne parvenais plus à trouver de réponse.

Je ne pouvais pas lui dire pourquoi j’avais abandonné le jeu. Je ne voulais pas les froisser. J’ai préféré m’avouer vaincu.

 

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Le test final

Des pilotes examinateurs arrivent pour nous tester en vol avant de délivrer leurs diplômes. Le programme des examens concerne les vols et les atterrissages en montagne et en campagne, la navigation, le travail sol dont l’autorotation et les procédures.

Ils commencent par la montagne. Le testeur ne doit toucher à rien pendant toute la durée du vol. Si jamais il prend les commandes, c’est qu’il s’est senti en danger et alors c’est bel et bien fini.

Je suis un peu stressé au début. Je fais ma visite avant vol sous l’œil vigilant de l’examinateur. Je sais qu’il ne faut pas jouer avec cette procédure. Elle est simple mais il faut la faire proprement car c’est là que l’on déclare la machine apte au vol. Ce serait bien bête de s’installer à bord pour s’apercevoir ensuite qu’une pièce quelconque avait été démontée la veille à cause d’un problème, qu’une porte ne ferme pas bien, que la batterie manque ou qu’un obturateur est encore en place, oublié  par le mécanicien. En cas d’examen, c’est la catastrophe.  

 

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Mise en route.

 

Nous prenons ensuite place à bord, moi à droite et lui sur le siège de gauche, celui du copilote ou de l’instructeur.

Je démarre mon hélicoptère conformément au manuel de vol et je vérifie en même temps les paramètres. J’annonce les procédures vitales avant décollage, dans l’ordre, sans précipitation. Jusqu’ici rien à signaler.

Je demande par radio à la tour de contrôle l’autorisation de décoller. Dans les communications aéronautiques on dit toujours qui on est, où on est et ce qu’on veut faire.

L’autorisation accordée, je tire légèrement sur le cyclique (manche) puis progressivement sur le pas général pour augmenter simultanément la puissance du rotor et celle du moteur. L’appareil commence à se soulever. Je corrige les tendances de la machine aux palonniers et au cyclique avant de me mettre franchement en stationnaire, à 1,50 au-dessus du sol.

Je donne un coup de palonnier droit pour tourner sur place puis du manche vers l’avant pour avancer et rejoindre le taxiway. Je stoppe au point de décollage. Je jette derechef un regard sur les instruments, les voyants, les tours et la puissance. J’annonce de nouveau, à haute voix, que l’hélicoptère est prêt pour le vol (tours rotor, puissance en stationnaire, pressions, tous les voyants éteints).

 

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Décollage.

 

L’hélicoptère a trois commandes. Le pas cyclique ou vulgairement manche à balai, le pas collectif et les palonniers. Le manche permet d’incliner le rotor afin de créer une force et de provoquer un déplacement dans le sens voulu. Le pas collectif ou pas général ou pas-gaz permet d’augmenter ou de diminuer la puissance. Le palonnier permet d’actionner le petit rotor anti-couple pour faire des rotations sur place.

Sur un signe du robot assis à ma gauche, (il a mis son casque et rabattu sa visière me signifiant ainsi que toute communication était coupée), j’entame la phase de décollage. Je pousse le manche vers l’avant, je corrige la tendance à l’affaissement provoquée par l’inclinaison du rotor, je maintiens l’axe aux palonniers et j’attends l’accrochage. La vitesse augmente et le bruit du vent devient de plus en plus fort. Je guette le moment propice et je contre rapidement l’accrochage au manche.

L’accrochage est une vague sur laquelle l’hélicoptère surfe. A une certaine vitesse, l’écoulement de l’air passe du vertical à l’horizontal. Si on ne fait rien, le rotor est repoussé vers l’arrière et on se retrouve en stationnaire. Il faut donner énergiquement du manche vers l’avant pour contrer l’accrochage et permette à l’hélicoptère de se mettre en selle sur la vague aérienne qui va désormais le porter comme un cheval fougueux. L’accrochage fait gagner de la puissance et on doit soulager le moteur en baissant le pas collectif de la valeur nécessaire pour obtenir le taux de montée réglementaire de 500 pieds par minute à la vitesse de 50 nœuds (vitesse optimale de montée).

 

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Atterrissages en montagne

 

Les Pyrénées ne sont pas loin. A peine cinq minutes de vol. Les turbulences familières nous accueillent. Il me désigne un sommet enneigé. Là. C’est le point qu’il a choisi pour l’atterrissage. Je commence à tourner autour du point pour collecter les éléments nécessaires à l’atterrissage : sécurité (nuages, volatiles, câbles électriques ou autres), direction du vent (là il ne faut pas se tromper car atterrir face au vent est impératif en montagne), choisir l’axe d’atterrissage (face au vent), déterminer l’angle de l’approche, identifier les obstacles et prendre des repères pour ne pas perdre le sommet désigné.

Ensuite, je fais un passage à cent pieds au-dessus du sommet pour déterminer la puissance nécessaire au vol stationnaire qui est toujours plus grande que celle du vol en palier. Cette puissance augmente avec l’altitude et il peut arriver un moment où l’hélicoptère ne dispose plus de la puissance requise pour effectuer le vol stationnaire. Et cela, il faut le déterminer avant de se présenter à l’atterrissage sinon au moment de la mise en stationnaire, l’hélicoptère risque de chuter et il n’y aura plus de puissance pour l’arrêter.

On se rend compte que l’altitude est élevée quand les commandes deviennent molles, c'est-à-dire quand il faut plus de marge pour en obtenir l’effet habituel et leur réaction aux sollicitations devient plus lente. En effet, à mesure que l’on monte l’air se raréfie. Il faut plus de puissance pour brasser la même quantité d’air et plus de temps pour obtenir l’effet désiré. A une certaine altitude, les atterrissages ne sont plus possibles. Il est donc impératif de savoir calculer la puissance nécessaire avec précision. 

J’ai une astuce pour trouver la direction du vent grâce à l’effet de foehn. Quand le vent rencontre une montagne, il monte pour la dépasser. En montant, la masse d’air se refroidit. La vapeur d’eau qui y est contenue se condense sous forme de nuages. Le vent vient du versant où se trouve le nuage. Il faut donc atterrir face au nuage.

Je corrige l’angle au début de l’approche. Le taux de descente de 300 pieds par minute au lieu de 500 est un peu faible pour un angle fort. Je risque de passer dans la zone des rabattants qui se trouve juste sous le sommet. Il faut venir haut pour l’éviter. J’annule la descente pendant quelques instants le temps de visualiser l’angle qu’il faut et je me mets carrément en descente. Un coup d’œil au variomètre. Il indique un taux de chute de 500 pieds par minute. Mon angle est parfait. Je le maintiens avec un point de repère situé au-delà du sommet. Je commence à diminuer l’assiette (je cabre) pour arriver en puissance sur le point de poser. J’atterris sur le sommet désigné. La neige est solide. Il n’y a pas de poudreuse c'est-à-dire de la neige fine qui se soulève comme un nuage de poussière sous l’effet du souffle du rotor et vous aveugle.  La direction du vent, la puissance calculée sont correctes.

Je redécolle pour atterrir sur un autre point. Puis nous rentrons au bercail. 

 


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Le retour

 

Je suis enfin rentré chez moi. J’ai revu mes chers parents. J’ai retrouvé ma famille avec une grande joie.

Mais il a fallu bientôt partir. J’ai rencontré l’un de mes camarades à Alger. Le soir, nous avons pris le train. Nous sommes arrivés à destination le lendemain, vers 11 heures du matin.

Nous avons quitté la gare. Le grand boulevard qui côtoie le jardin public m’a plu. La ville m’a fait une bonne impression. Nous nous sommes rendus au marché où nous avons déjeuné avant de prendre un taxi pour rejoindre l’aéroport, situé à quelques kilomètres au sud de la ville.

 

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Le séisme de 1980

 

J’étais loin de mon village quand la terre a tremblé le 10 octobre 1980. Je l’ai appris le soir. Un jeune pilote m’en a parlé.

J’ai pris place à bord d’un avion pour Alger puis d’un autre qui partait vers El Asnam. Je suis arrivé à destination 30 minutes plus tard.

Je suis sorti. El Asnam avait reçu comme en 1954, un choc terrible. Des tentes innombrables occupées par les familles sinistrées s’alignaient à perte de vue. Les maisons étaient dévastées, les rues encombrées, les gens hébétés.

J’ai rejoint la maison aussitôt. Il n’y avait pas de dégâts sérieux. Ma mère m’a montré des murs lézardés et des plafonds égratignés mais la maison dans son ensemble avait tenu le coup. Mon père avait dressé une tente dans le jardin. Toute la famille allait bien.

Mon père n’a pas quitté sa chambre pendant les secousses telluriques, sans s’inquiéter le moins du monde des appels de ma mère. Mon père est ainsi.

 

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L’appel de la mort

 

Mon jeune frère, cependant, avait reçu un choc. Il avait vu un mur s’effondrer sur un vieil homme qui y était adossé. Il m’a raconté l’histoire de ce malheureux.

Cet homme attendait le passage d’un taxi au niveau de la station située à proximité de la poste pour rentrer chez lui. Lorsqu’un taxi est arrivé, il a cédé sa place à un autre homme qui semblait pressé en lui disant qu’il prendrait le prochain.

Au cours de l’attente qui suivit, une réplique sévère est survenue. Il tournait le dos au mur et durant les secousses, il s’est retourné pour lui faire face. Le mur s’est effondré sur lui. Mon frère m’a dit que ses pieds avaient continué à remuer pendant quelque temps.

Hélas, c’était un coup du destin. Il est resté après avoir cédé sa place comme pour répondre à l’appel de la mort. Que Dieu ait pitié de cet homme.

 

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Le départ

 

Je suis parti souvent. Je laissais derrière moi mon vieux père qui me regardait partir sans rien dire. Sa tristesse était un trésor caché aux yeux de tous. Nul ne pouvait la deviner sous les traits impassibles de cet auguste vieillard.

Ma mère me préparait des crêpes traditionnelles. Je les cachais jalousement au fond de mon cabas pour les déguster tout doucement afin qu’elles durent le plus longtemps possible. Dans mon cabas, il y avait également mes habits qu’elle avait lavés et repassés.

Un jour, je suis sorti à une heure du matin pour prendre le train. Tout le monde dormait. J’ai marché dans les ruelles désertes, éclairées faiblement par des ampoules lassées des veilles interminables. Des gouttes de pluie silencieuses tombaient doucement sur la chaussée.

J’ai soudain entendu un bruit de pas. Quelqu’un courait dans l’obscurité. Je me suis retourné. Une ombre approchait.

C’était mon jeune frère qui, en se réveillant, au cours de la nuit, avait trouvé ma place vide. Il avait affronté l’obscurité, le froid et la pluie pour demeurer encore quelques instants avec moi.

Je lui en ai gardé, depuis, une immense gratitude.

 

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La longue errance

 

Les pilotes sont habitués à la séparation sévère et aux départs hâtifs. Nomades isolés ou caravanes pressées, leurs routes sont jalonnées de haltes sous les palmiers et de rondes autour des puits. 

 

Ils finissent souvent par se rencontrer, quelques minutes ou quelques heures selon les circonstances, pour discuter autour d'un thé ou d'un café. Ils retrouvent alors le sourire d'un ami ou la boutade d'un collègue. Ils relatent leurs aventures avec de grands éclats de rire. Ils aperçoivent parfois des visages oubliés ou des noms effacés de leur mémoire saturée. Mais ils retrouvent toujours leurs compagnons de route avec une grande joie.

 

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Les voix

Combien de personnes parmi celles que nous aimons sont mortes ? Celles qui parcouraient les prés verdoyants comme des ondes fugitives. Celles qui nous parlaient de leurs espoirs éphémères, celles dont le rire joyeux coulait comme le torrent qui dévale la pente.

Disparues à nos yeux, elles vivent désormais tout au fond de nos cœurs. Parfois, dans ce gîte ultime, nous les entendons parler. Leurs voix délicates sont des sons silencieux qui résonnent dans les méandres de notre esprit comme des échos furtifs. Nous les reconnaissons pourtant à leurs intonations qui n'ont guère changé.

Elles nous accompagnent parfois quand le chemin est dur et le temps perturbé.

Paix à vos âmes, parents et amis, qui avez bercé notre enfance et guidé nos pas hésitants dans un terrain glissant.

Et toi mon père, homme auguste et fier, qui m'a vu grandir avec joie et que, avec effroi, j'ai vu peu à peu vieillir, dors en paix, entouré de ta femme et de ceux de tes enfants qui t'ont rejoint dans l'obscurité.

 

Fin


Mes hélicoptères.

Mes hélicoptères.

La longue errance.

Temoulga

L'écho de la montagne.

L'histoire du vent.

Relire "De la guerre" de Sun Tzu.


فتر من صنع أسماء

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