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Asma' of Yemen, winds and peaks !
دعاء من صنعاء
إلهي ادعوك دعاء من اشتدت فاقته وضعفت قوته وقلت حيلته دعاء الغريق المضطر البائس الفقير الذي لا يجد لكشف ما هو فيه من الذنوب إلّا أنت فصل على محمد وآل محمد واكشف ما بي من ضر إنّك أرحم الراحمين
— صنعاء (@aldal78ggkh) December 20, 2022
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La course du temps
LA COURSE
DU TEMPS
MEKRAZI DJILALI
1
Un livre de lecture.
Le lecteur découvrira très vite
que ce livre contient de petits paragraphes et des illustrations. Ce n’est pas
un effet du hasard. Je l’ai arrangé de cette manière pour qu’il ressemble à un
livre de lecture.
Le livre de lecture est un livre
d’enfant. Il n’a pas besoin d’être lu d’une seule traite car il raconte
plusieurs histoires dont chacune se suffit à elle-même. Il contient de petits
récits pour que l’enfant n’ait pas le temps de s’ennuyer. Il peut feuilleter
l’ouvrage ou lire seulement la page qui l’intéresse.
2
Le nuage.
Il aurait été préférable que les
membres de ma famille parlent à tour de rôle afin qu’ils sachent que je ne
cherche nullement à monopoliser la parole. Et comme dans la vie chacun parle
pour soi, j’aurais souhaité que tous se manifestent, du plus vieux au plus
jeune, ne serait-ce que pour donner leur version des faits, la mémoire étant
faillible et sujette aux confusions.
De cette manière, chacun aurait
occupé le devant de la scène durant le temps de son intervention et se serait
exprimé dans son propre style.
Mais cette approche, quoique
tentante, aurait abouti à un ouvrage monotone, composé d’une suite de
monologues où chacun aurait forcément répété les mêmes choses.
La vie est ainsi faite. Les
nuages couvrent parfois le ciel et empêchent les rayons du soleil de parvenir
jusqu’au sol. Mais qu’importe ! Le nuage, source de pluie, est poussé par le
vent, de pays en pays. Il verse à chacun son verre sans se soucier de son nom
et sans rien lui demander.
3
Le temps qui passe.
Je laisse ce livre à mes enfants.
Ils ne le liront sûrement pas aujourd'hui mais ils le liront demain quand je
serai parti. Ce que nous possédons nous apprenons à l'ignorer comme nous
ignorons, des années durant, le décor de notre chambre à coucher ou de notre
salon. Il est là et cela nous suffit. De même pour les humains.
Tant qu'ils sont avec nous, leur
seule présence familière nous rassure et nous satisfait. Ils font à mesure que
le temps passe de plus en plus partie du décor jusqu'à finir par s'y fondre
complètement. Ils entrent dans la routine de notre vie au même titre que nos
tableaux ou nos bibelots.
Le décor ne dérange pas. Ce n'est
pas dans sa nature. Sans même nous déplacer nous devinons où ils sont et ce
qu'ils font. De temps à autre nous leur jetons un coup d'œil pour nous assurer
qu'ils sont toujours là, nous leur adressons une parole du bout des lèvres pour
leur dire des choses banales qui ne dérangent en rien leur qualité de bibelots.
Quand ils partent, leur place
vide nous indique que le décor a irrémédiablement changé.
4
Un rythme effréné.
Décembre prochain, je ferai mes
soixante ans. Au-delà de cet âge s'annoncera le déclin, la descente inéluctable
vers la faiblesse physique et morale, vers le besoin grandissant de l'appui de
ma femme et de mes enfants.
Mais à chaque âge correspondent
ses convictions et ses richesses ainsi que ses espoirs et ses faiblesses. Tout
âge est nouveau pour celui qui le vit, une perpétuelle découverte de son corps
et de son esprit.
Il me semble quelquefois que je
vis dans un temps déjà terminé. Les jours se succèdent à un rythme effréné, les
années se bousculent et semblent vouloir se fondre en un magma confus. Le
passé, le présent, l'avenir s'enchevêtrent férocement et entament une ronde
vertigineuse où fusionnent les couleurs et les instants.
5
Un vide profond.
Les anciennes générations ont
complètement disparu. Quand je veux renouer avec mes camarades d’autrefois,
j’apprends souvent leur décès prématuré. Des absences discrètes s’accumulent
avec le temps et creusent un vide profond.
Je parcours les rues de mon village
à la recherche de visages connus. Ils sont devenus rares parmi les
passants.
Tant de siècles sont passés qui
ont vu mourir les hommes, sans retenir leurs noms !
6
La maison natale.
Ma famille habitait une
construction en pierre à peu de distance du versant méridional de Temoulga, une
montagne isolée distante de quelques kilomètres du village d’Oued-Fodda.
Temoulga surplombe Bir Safsaf,
l’ancien village colonial de Vauban où résidait autrefois ma mère. Sa maison se
trouvait à l’ouest du village, au croisement de la route de la poste avec celle
qui descend de la montagne en passant au sud du cimetière.
Notre maison était la dernière habitation
avant la mine de fer. Bâtie sur une pente douce, elle faisait face à la
montagne. Dans sa partie la plus élevée, mes parents occupaient une pièce
rustique munie de deux portes, dont l’une, orientée au sud, donnait vers
l’extérieur. L’autre s’ouvrait sur la cour. Le plus jeune de mes oncles
paternels occupait une pièce contiguë à la nôtre, à proximité du portail
d’entrée. Mon autre oncle, l’aîné de ses frères, habitait la partie nord de
cette construction avec toute sa famille.
7
Une procession
Fantastique.
Temoulga est un toponyme berbère.
J’en ai longtemps cherché la signification. Mais écoutons d’abord la
légende.
Parfois, quand la nuit est
favorable et que le temps est propice, une procession de quarante cavaliers
apparaît sur la crête de la montagne. Ce sont des Walis qui se hâtent vers un
endroit mystérieux. Prenons garde de ne pas les déranger.
Ainsi Tmoulga (de la racine mlg
ou mlq qui donne multaqa en arabe et tamulga en berbère) serait le lieu de
rencontre de ces quarante hommes saints.
Mais même si le Berbère a été
parlé un jour dans cette contrée, il n'en reste absolument aucun souvenir dans
la mémoire de ses habitants. Le seul indice que j'ai pu noter au cours de ma
vie est une chanson oubliée qu'une vieille tante de mon père a fredonné en
arabe en ma présence. Il s'agissait de Boughandja, l'homme à la cuillère que
les Berbères célébraient pour obtenir de la pluie. Je n'ai fait le
rapprochement que plus tard quand j'ai lu des écrits concernant cette coutume.
Mais cela ne veut rien dire car il s'avère que cette chanson est populaire et
connue également des Arabophones.
8
Grand-père.
Je mentionne les détails qui
suivent pour que mes enfants, qui n’habitent plus la région, se rappellent leur
origine et en perpétuent le souvenir.
Ils n’auront probablement pas de
liens affectifs solides pour cette terre d’accueil où mon respectable aïeul a
choisi de se fixer après avoir quitté le lieu de ses ancêtres.
Il habitait, à l’endroit où se trouve
encore son mausolée (M’sala) vide, car son corps a été inhumé au cimetière de
Sidi Mekraz.
Je n’ai
pas connu mon grand-père qui est mort vingt ans avant ma naissance. Mais une
fois, mon père m’a raconté une surprenante histoire.
9
La voix.
« Un
jour, mon père décide de se rendre, tôt le matin, au souk de Lamartine. Il
selle son âne et prend la route. Quelques centaines de mètres plus loin, il
entend une voix (Je l’entends moi aussi) qui semble venir de la montagne : Où
vas-tu ? dit la voix. Je me rends au souk, rétorque mon père. Reviens, lui dit
la voix. Non, répond mon père, je continue.
Subitement,
l’âne se fige. Mon père a beau le pousser, lui crier d’avancer, le bastonner,
rien n’y fait. A la fin, lassé par le refus de l’animal d’obéir à ses
injonctions, il est contraint de renoncer à son voyage. Mais dès qu’il fait
demi-tour, à ma grande stupéfaction, l’âne se dirige en trottant vers la maison
! ».
10
Le burnous.
Un jour,
mon grand-père, selon les dires d’un membre de ma famille, se rend à Blida avec
l’un de ses proches. Il achète un burnous à un marchand. Mais sur le chemin du
retour, il ne cesse de s’inquiéter et de répéter à son compagnon :
— Regarde
ce tissu ; on dirait de la soie. Je ne crois pas que ce soit son prix
réel. On devrait retourner chez le vendeur. Il s’est peut-être trompé sur la
valeur du burnous ».
— Mais
non, le rassure son compagnon, le marchand ne s’est pas trompé. C’est bien son
prix.
Mon
grand-père se tait alors pendant quelques minutes avant de reprendre à
nouveau :
— Ce
n’est pas possible. Ce tissu est très bien fait. Il s’est surement trompé ! On
devrait retourner chez le marchand.
Cet homme
pieux n’a cessé de se tourmenter au sujet d’un burnous dont le prix lui
semblait plus élevé que celui demandé par le vendeur.
11
La tombe.
Ma tante
m’a également raconté cette autre histoire à propos de mon grand-père.
« Mon
père est tombé malade. Cette fois, sa fin semblait proche. Nous lui avons
demandé où il voulait être enterré. Il nous a répondu : Vous trouverez
l’endroit le jour de ma mort.
En effet,
ce jour-là, à l’endroit où demeurait autrefois son père, nous avons trouvé une
tombe ouverte et vide. Ce fût là qu’il fut enseveli ».
Un
mausolée sans sépulture a été bâti à proximité du tombeau de mon grand-père.
Cet endroit est devenu le cimetière de la famille. Nombreux sont ceux qui y
reposent, depuis.
12
Une maison toujours ouverte.
De bien des manières, mon père
était un homme exceptionnel. De compagnie agréable mais sévère jusqu’au bout
des doigts, il était généreux et ne manquait jamais de porter assistance à ceux
qui en avaient besoin. Il mangeait rarement seul et la porte de sa maison était
toujours ouverte. Mon père était un de ces hommes de religion qui apprennent le
Coran par cœur et qui, pendant toute leur vie, sont marqués par le fardeau
qu'ils portent.
Pendant trois ans, mon père a
appris le Coran dans une Zaouia. Il y est devenu aussi un virtuose du bâton.
Quarante élèves, nous disait-il, ne pouvaient me toucher lors des combats. Mais
une fois, alors qu’il était en train de se reposer, l’un d’eux est entré à
l’improviste dans la salle et lui a donné un coup de bâton à la tête. Il
pensait que, même couché, mon père pouvait éviter le coup. En disant cela, il
nous montrait une cicatrice qu’il avait au-dessus du front.
Au cours de son service militaire, effectué en Tunisie, mon père a été atteint
de tuberculose. Il en a perdu le poumon gauche. Le rétrécissement de cet organe
dans la cage thoracique lui a voûté le dos.
13
Le tapis.
Maman est née à Bir Safsaf ou « Puits des
saules ». Elle avait deux frères et deux sœurs.
Mon père, qui habitait de l’autre
côté de la montagne, a épousé ma mère en 1950, après le décès de sa première
femme. Mais à part quelques petits détails, je ne sais rien sur cette période
de la jeunesse de ma mère. Ses deux frères travaillaient à la poste
et son père cultivait des légumes dans un jardin situé derrière sa maison. Ma
grand-mère maternelle était morte à l’époque dont je parle.
Pendant plusieurs années, ma mère a
également habité le petit village de Marhoum, dans la Wilaya de Saïda. Elle y a
appris à faire des tapis après avoir lié connaissance avec des voisines qui
s'occupaient de tissage traditionnel.
Ma mère a tissé un tapis pour mon
père après leur mariage. Elle y a inscrit son nom avec des fils de laine blancs
pour qu’ils ressortent au milieu des couleurs. Mon père ne s'en séparait
jamais. Jusqu'à sa mort, il a toujours fait partie de son couchage.
14
Ma naissance
Ma mère m’a répété maintes fois
la même histoire à propos de ma naissance. « Au moment où tu vins au monde,
j’ai levé les yeux et regardé la montre fixée au mur. Elle indiquait trois
heures du matin ». C’était le vendredi 24 décembre 1954.
Ma mère a eu son premier enfant
une année après ses noces. C’était une fille. Elle fut suivie par un garçon. Je
suis son troisième enfant. D'autres viendront encore éclairer le chemin de sa
vie.
Les âmes se trouvent en attente
dans une pépinière du ciel. Lorsqu'elles sont mûres, elles se détachent de
l'arbre de la vie et viennent occuper la place qui leur est attribuée dans le
livre du destin.
La femme de mon oncle m’a aussi
allaité, devenant ainsi ma mère de lait. D’après ma mère, la raison
serait celle-ci : "Parfois nous étions occupées à faire la lessive ou à
cuire le pain, alors celle qui était libre allaitait, en passant, le bébé qui
pleurait".
Admirable comportement quand on y
pense.
Deux événements importants sont
survenus quelque temps avant ma naissance. Le premier fût le violent
tremblement de terre du 9 septembre qui ravagea toute la région. Il fût suivi,
le premier novembre, par le déclenchement de la révolution armée.
15
Une nuit dramatique
Les habitants d’Orléansville
dormaient paisiblement, en cette nuit dramatique du 9 septembre 1954, lorsque
pendant 12 secondes, la terre trembla avec une violence inouïe. La plupart des
bâtiments et des habitations s’écroulèrent instantanément, ensevelissant leurs
malheureux occupants sous des tas de décombres.
Les horloges de la ville se
bloquèrent à 01.07 enregistrant ainsi le moment fatidique. Toute la région fût
dévastée.
La secousse tellurique avait
atteint une intensité record : 7° sur l’échelle de Richter. Des douars
environnants, certains furent complètement rasés par la fureur du cataclysme.
Le bilan sinistre fait état de 1500 morts, 14.000 blessés et 60.000
sans-abris.
« Les survivants ne comprennent
rien à ce qui leur arrive. Réveillés en sursaut, dans une obscurité totale, certains
aperçoivent, incrédules, des étoiles briller au-dessus de leur tête, d’autres
encore entendent des gémissements étouffés qui semblent provenir du sol. L’incompréhension,
la peur, la panique. Des cris, des sanglots. Ils tentent de fuir ce cauchemar.
Ils tâtonnent pour rejoindre la porte de sortie mais leur chemin est obstrué
par des obstacles qui ne se trouvaient pas là auparavant.
Ce n’est que lorsqu’ils parviennent
à s’extraire des décombres et à rejoindre la rue, qu’ils comprennent. Un
tremblement de terre !
Alors ils se rappellent des
autres membres de leur famille. Ils reviennent
en courant, les larmes aux yeux, en criant les noms de leurs parents, de leurs
femmes ou de leurs enfants. »
Quelle terrible nuit pour les
habitants de cette ville détruite. Mais dans la montagne, elle fût encore plus
terrible pour les habitants du village de Béni Rached, l’épicentre de la
convulsion chtonienne.
16
La terre tremble
Le neuf septembre 1954, mon père
dormait lorsque la terre se mit à trembler. Il était 01 heure 07 minutes du
matin. Il se réveilla en sursaut. Ma mère lui cria :
— Sortons vite ! C’est un tremblement de terre.
Sans s’alarmer le moins du monde,
mon père lui répondit :
— Ce sont des djinns attirés par la viande que j’ai apportée tout
à l’heure.
Et pendant que les murs
vacillaient et que les meubles craquaient, mon père tirait vers lui sa
couverture pour se rendormir. Il ne consentit à se lever que lorsque ma mère
lui eut maintes fois répété que les maisons s’écroulaient et que tous les voisins
avaient fui leurs demeures.
En réalité, mon père était
convaincu que nul ne pouvait échapper à son destin. La fuite ne servait à rien.
L’instant de la mort est inscrit sur la
tablette sacrée et sur le front de chaque individu.
Lors du séisme de 1980, il ne
quitta pas sa chambre, non plus.
Si le tremblement de terre de
septembre 1954 n’a pas endommagé sérieusement la maison natale, celui d’octobre
1980, par contre, l’a presque entièrement détruite. La pièce dans laquelle je
suis né n’échappa pas au désastre et perdit sa toiture de tuiles rouges.
17
Cris dans la nuit
(1957)
L’histoire dramatique qui suit
concerne la mort violente de l'aîné de mes oncles. Mon père n'est jamais entré
dans les détails de cette pénible affaire. C’est pour cette raison que je
l’insère dans ce récit. J'ai posé à ma mère des questions là-dessus. Elle m’a
expliqué que mon père n’était pas, comme je le croyais, avec mes oncles lorsque
ceux-ci furent emmenés de force par un groupe armé.
Une certaine nuit, des acolytes
de Kobus furent chargés de ramener tous les hommes valides du douar. L’un d’eux
frappa à notre porte. Mon père refusa d’abord de sortir. L’homme insista. Mon
père lui demanda de patienter le temps de s’habiller.
Pendant ce temps, ses complices
frappaient à la porte de mon oncle aîné.
— Si K......, les jeunes t’attendent!
Croyant avoir affaire aux vrais
jeunes, ceux de la révolution, mon oncle est sorti sans arme. En voyant les
sbires de Kobus, il comprit son erreur.
— Je rentre m’habiller et je reviens.
— Ce n’est pas nécessaire, si K.......Ce n’est pas loin, c’est
tout près d’ici.
Ce fût ainsi que mes deux oncles,
Sidi K...... et Sidi A...., interpellé lui aussi, furent forcés de les suivre.
De son côté, mon père est
finalement sorti. Les deux hommes marchèrent en silence sur le versant
rocailleux. Le sbire forçait l’allure dans l’obscurité Au bout d’un certain
temps, mon père s’arrêta.
— Je suis fatigué. Je ne peux pas aller plus loin.
— Il faut continuer. On nous attend.
Mon père a sorti son arme, un
petit 6.35.
— Tu vois ce pistolet ? Je vais t’abattre si tu insistes.
— Mais ils vont me tuer à ta place. Qu’est-ce que je vais leur
dire?
— Dis leur que tu ne m’as pas trouvé, que je suis parti à Alger.
L’homme est parti sans demander
son reste. C’était à peine un jeune homme. Mon père est rentré chez lui. Il a
aussitôt pris le train pour Alger, le temps de rejoindre la gare distante de
quelques kilomètres.
Sidi A.... a été relâché mais
Sidi K...... n’est jamais revenu. Mon oncle a été assassiné ainsi que beaucoup
d’autres, au cours de cette nuit funeste.
Leurs corps n’ont pas été
retrouvés. Des rumeurs ont circulé : un mur basculé sur les victimes les
auraient enterrées vivantes.
18
Fuite dans l’obscurité
Mon oncle, dès son retour à la
maison, a expliqué à ma mère que les hommes de Kobus allaient certainement
revenir pour nous prendre en otages et obliger mon père à se rendre. Il fallait
partir immédiatement. Il nous a emmenés cette nuit même à Bir Safsaf, chez mon
grand-père.
Ce rassemblement s’est avéré une
opération de liquidation. Mon père y a échappé mais mon brave oncle n’a pas eu
autant de chance. Cependant, Kobus allait bientôt payer pour ses crimes.
Mon père a déménagé pour habiter
à Oued Fodda. Il se savait désormais menacé par l'armée des mulets (Djich el
baghla) qui continuait à sévir dans la région.
Quelques jours plus tard, les
hommes de Kobus sont revenus. Ils ont pris le jeune A........., l’un des fils
de mon oncle Si K....... Pendant quinze jours, ils l’ont suspendu par les bras
à un arbre, pour obtenir des renseignements. Quand ils l’ont relâché, les os de
ses avant-bras étaient nus, affreusement décharnés.
Ce malheureux garçon n’a échappé à
Djich el baghla que pour être assassiné par l’OAS, à Sirat, alors qu’il tenait
le café de mon père. Une voiture est passée. Ses occupants ont ouvert le feu
sur les clients attablés. Mon cousin a été tué sur le coup. C’était le 3 juin
1962, à 15 heures, soit 32 jours avant l’indépendance. Il était alors âgé de 27
ans.
Il fût enseveli loin de chez lui
dans ce village qui ne lui a guère porté chance. Mon père a fermé le café. Le
mobilier, qu’il a ramené à la maison, était criblé de balles.
A......... était un jeune homme
très gentil. Je ne l’ai rencontré qu’en de rares occasions. Sa disparition
tragique et lointaine avait un air de fatalité.
19
La maison au verger
Mon père a acquis une maison de
trois pièces avec deux petites cours communicantes et un verger magnifique dont
le canal d’irrigation passait à un mètre de la porte extérieure.
Nous étions trois frères et deux
sœurs. Ma sœur aînée n’était pas encore avec nous, il me semble, du moins au
début. Elle a dû nous rejoindre un peu plus tard. Ce n’est qu’à partir d’un
certain moment que je me souviens d’elle.
Ma mère avait construit un four
traditionnel en argile dans la cour extérieure. Elle s’y rendait matin et soir
pour faire cuire le pain en prenant bien soin d’en fermer la porte d’accès. De
temps à autre, elle nous laissait pénétrer dans la deuxième cour.
Souvent, mon frère B....., qui ne
marchait pas encore, lui échappait en rampant par un petit trou dans la clôture
du canal d’irrigation. Une seconde d’inattention et seuls ses petits pieds
sortaient encore de la brèche. Maman se précipitait alors pour le ramener en le
tirant par les orteils.
Le verger était hermétiquement
clos par une grande porte en bois. Seuls mes parents y accédaient au début. Ce
n’est que plus tard, lorsque nous eûmes suffisamment grandi, que la porte
s’ouvrit pour ne plus se refermer.
Derrière la porte, une végétation
dense et des arbres fruitiers qui exhalaient des senteurs bucoliques. Des
insectes bourdonnaient dans les feuillages touffus. L’eau coulait le long des
rigoles en reflets argentés.
20
Le poste de
radio
Mon père avait acheté un poste de
radio dont il écoutait les émissions dans l’obscurité. C’était un de ces postes
commercialisés avant l’arrivée du plastique. Son coffre était en bois et il
ressemblait plutôt à un meuble.
A mesure que mon père en tournait
le bouton, j’entendais des voix, de la musique, des bruits ou des sifflements.
En sourdine. Je me demandais d’où pouvaient bien provenir ces voix et ces
bruits insolites. Des êtres minuscules devaient se trouver à l’intérieur. Ils
se manifestaient quand quelqu’un les aiguillonnait. Une sorte de boite hantée.
Une explication comme une autre.
Un jour, mon frère aîné a voulu
écouter la radio en imitant mon père lorsqu’il craquait une allumette pour
chercher une station dans l’obscurité. Mal lui en prit car le tissu du poste de
radio prit feu. En quelques secondes, le transistor était foutu.
En 1980, j’ai trouvé les mêmes
postes de radio en URSS. Ils étaient toujours disponibles dans les magasins. A
leur vue, j’ai eu l’impression de remonter le temps comme dans ces livres de science-fiction
où les gens sont parfois projetés dans un coin du passé.
21
La route qui descend
Un jour, nous sommes sortis, mes
deux frères et moi. Nous avions mis nos costumes neufs. Nous ne sommes pas
allés bien loin ; nous avons juste parcouru quelques mètres afin d’atteindre la
route qui descend. Là, nous nous sommes arrêtés pour ne pas perdre la maison de
vue. Nous avons aperçu au loin la chaîne de montagne du Dahra qui s’étire au
nord du village.
Nous avons fait à l’occasion des
commentaires d’enfants que je serais bien incapable de retrouver dans ma
mémoire tant elles sortaient de l’évidence des grandes personnes. A......... a
émis à ce sujet une réflexion dont je me suis souvenu pendant longtemps. Cette
brève sortie nous avait enchantés. Nous avions exploré le monde. Nous avions
découvert ce qu’il y avait au-delà de la route qui descend.
Je ne peux évoquer mes frères
sans penser à ce que l’avenir leur a réservé. Je n’en dirai pas plus car je ne
veux point troubler leur mémoire. Mes deux frères sont morts depuis un certain
temps déjà. Ils sont partis l’un après l’autre après bien des tourments. Car la
lumière finit bien par s’éteindre et l’obscurité par envahir le monde.
Ce paragraphe, j’aurais pu le
mettre plus loin, pour ne pas ternir la candeur du précèdent. Mais tandis que
le vent souffle, l’eau du bassin se trouble et dissimule au regard le fond de
la solitude.
22
La génisse
C’est le soir. Nous venons
d’arriver chez mon oncle pour une brève visite. Mes frères sont avec moi mais
je ne sais pas où est passé mon père. Je suis debout dans la cour. Mon oncle se
tient devant la porte béante.
Les bêtes rentrent du pâturage,
une génisse de couleur marron à leur tête. Elles dépassent le portail. La
génisse se rapproche. Elle me regarde d’un air inexpressif. Je lui fais face et
je la dévisage calmement. Ses yeux ternes sont fixés sur moi. Ils grandissent
de plus en plus.
Je me relève. J’entends vaguement
mon oncle dire à mes frères : elle lui a donné un coup de tête. J’ai dû perdre
connaissance car effectivement, je suis étourdi. Je n’ai pas vu le coup venir
et je ne m’en souviens pas. Mais j’ai mal au front. Ce n’est pas vraiment
douloureux mais c’est le seul indice qui confirme que la génisse m’a frappé.
Les enfants sont sans méfiance
lorsqu’ils n’ont pas d’expérience. Je barrais la route à la génisse pensant
sans doute qu’elle allait s’écarter. Elle m’a ôté de sa route le plus
simplement du monde. Les vaches ne négocient pas avec les enfants et surtout ne
s’écartent jamais de leur route.
23
Du temps de la révolution
La nuit, mon père fermait
hermétiquement les portes et éteignait la lumière. Dehors, les rues étaient
vides. Seuls des véhicules gris circulaient.
J’entendais avec inquiétude le ronflement des
moteurs de loin. A l’arrière, des inconnus étaient assis alignés sur des
banquettes. Ils portaient tous le même vêtement. Ils avaient des casques et des
fusils. Visages inexpressifs, ils ne parlaient pas. Ils se contentaient de
faire des rondes et de regarder, impassibles.
Il ne fallait pas qu’ils
entendent du bruit ou qu’ils voient de la lumière à travers les interstices. Il
ne fallait pas qu’ils s’arrêtent devant notre porte. Ainsi, disait mon père en
soufflant sur le quinquet.
24
Un doigt en marmelade
Beaucoup plus tard, un jour que
j’étais seul devant la maison, une idée saugrenue m’est venue à l'esprit :
celle d’enlever le clou qui maintenait le dispositif de fermeture du
canal d’irrigation ("La vanne" comme on l’appelait) et de mettre
mon doigt à la place… Elle avait la forme d'une pelle qui s'adaptait à la
largeur du canal et permettait de dévier l'eau pour alimenter les différentes
parcelles. Je mis mon annulaire gauche dans le trou et je lâchais le bras du
dispositif que je tenais de la main droite. Je hurlais. Une douleur
insupportable. Je n'eus pas le réflexe de remonter le bras et de retirer
mon doigt en marmelade. Une de mes cousines était heureusement en visite
chez nous. Je lui dois une fière chandelle. Elle se trouvait dans la deuxième
cour lorsqu'elle entendit mes cris de douleur. Elle sortit aussitôt pour me
libérer. Elle n'a pas hésité une seule seconde. Elle a soulevé le bras et j'ai
pu enlever mon doigt sanguinolent du piège infernal.
Ma mère est sortie à son tour. Elle a
rafistolé mon doigt pour arrêter le saignement et remettre à sa place la chair
déchirée, qui pendait lamentablement. Mais comme je continuais à pleurer, elle
m'a pris dans ses bras pour me consoler. Elle s'est dirigée vers le verger dont
elle a ouvert la porte avec une clé qu'elle gardait dans sa poche. Elle a
cueilli une belle orange suspendue à une branche au milieu des feuilles
vertes : tiens, mon fils, c'est fini, ne pleure plus. J'ai arrêté de pleurer
mais j'avais toujours mal.
Une cicatrice ronde m’en est restée
au doigt ainsi qu’un ongle déformé.
25
Je vais à l’école (1959-1960)
Mon père m’a inscrit à l’école
primaire d’Oued-Fodda à l’âge de quatre ans. J’ai débuté par le cours
d’initiation.
Le jour de la rentrée, mon cousin
A... m’a conduit à l’école. Il y avait foule devant le portail. Du bruit et des
éclats de voix. Des instituteurs supervisaient la rentrée des classes. L’un
d’eux faisait l’appel.
Mon cousin m’a prévenu : «Il va
t’appeler bientôt. Ton nom c’est Mekrazi». Aussi étrange que cela puisse
paraître, c’était la première fois que je l’entendais. Le héraut ne me laissa
guère le temps de m’y habituer. D’un pas mal assuré, je me suis dirigé vers
l’entrée.
Quand j’eus dépassé le portail, je
compris que c’était sérieux. Mon cousin étant resté en arrière, j’ai tourné la
tête à sa recherche en espérant qu'il ferait quelque chose pour me sortir de là.
Il a subitement disparu. Il m’a abandonné tout seul au milieu d’une multitude
d’inconnus. La sensation de solitude au milieu de la foule est la plus intense
de toutes.
26
Un porche immense.
Des maîtres d’école nous ont alignés
en colonnes par deux avant de nous faire traverser un porche qui m’a paru
immense et qui donnait sur une cour entourée de salles de classe.
Peu de temps après, je me suis
retrouvé assis dans un pupitre d’écolier en bois face à un tableau noir. Des
affiches collées sur les murs comportaient de jolis dessins en couleur. Des
relents d’encre fétide, de craie et de sueur me picotaient l’odorat.
J’ai attendu patiemment la suite des
événements. Des visages inconnus remplissaient la salle. Bientôt les
discussions s’engagèrent entre les nouveaux camarades. Chacun avec celui que le
hasard a placé à son côté.
27
Je me trompe de classe
C’était durant les premiers jours de
mon entrée à l’école. Pendant l’une des récréations de dix heures, je me suis
éloigné de mon secteur pour flâner dans la cour.
Lorsque la sonnette a retenti, je me
suis aligné avec des élèves qui attendaient en rang devant la porte d’une autre
classe. J’allais entrer avec eux quand la maîtresse m’arrêta. Elle paraissait
perplexe. Elle m’a peut-être demandé qui j’étais et d’où je venais mais je n’ai
pas répondu, ne comprenant sans doute rien à ce qu’elle me disait.
Elle me laissa finalement entrer et
me désigna un banc inoccupé situé au premier rang, devant l’estrade et le grand
tableau. Je m’y suis assis, mon cartable sur les genoux. Elle ne m’a pas
demandé d’ouvrir mon cartable ni de participer à la leçon.
Je suis resté sagement assis. La
maîtresse a quitté plusieurs fois la salle pour s’entretenir avec d’autres
personnes à l’extérieur. Elle faisait probablement son enquête pour
m’identifier.
Elle a finalement réussi à me
localiser parce que quelqu’un est venu me chercher pour me reconduire à ma
classe.
28
En classe
Les enfants écoutent leur maîtresse.
Elle leur pose quelquefois des questions. Certains lèvent le doigt. Elle
choisit l’un d’eux et celui-là répond. Elle dit parfois « Un bon point ».
Je ne me souviens pas d’avoir répondu
à une quelconque question. Il m’aurait été difficile de m’exprimer devant toute
cette foule. Je n’ai jamais reçu de bon point. Je suis assis très loin du
tableau où se déroule la scène. Tout cela ne semble pas me concerner. Il y a
une grande confusion dans mon esprit. Comment peuvent-ils répondre à des
questions si difficiles ?
J’ai dû apprendre dans le tas. Sinon,
comment expliquer ma compréhension de ce qui se disait en langue française ?
Bizarre quand j’y pense !
29
Des images mutilées.
Non, je ne garde pas de souvenirs
vivaces de cette période. J’ai probablement doublé la classe. Tout cela est
bien vague dans ma tête. Des images mutilées, impossibles à remettre en ordre.
Voilà tout ce qui en reste.
Un souvenir pourtant reste accroché
comme un vieux tableau poussiéreux sur un mur écaillé. Je vois un maître
d’école qui nous dit qu’il va partir. Son visage et ses vêtements sont flous.
Que pour lui faire plaisir nous devons faire un effort pour soigner notre
écriture.
Je copie à la plume le texte du
tableau sur mon cahier. Je m’applique. J’écris tout doucement pour ne pas me
tromper et faire des ratures. Je fais de mon mieux. Mais cela n’a pas d’effet,
il me semble, car il s’en va sans rien dire.
30
Les microbes
Un jour, pendant la récréation de dix
heures, je me suis aventuré vers les classes des grands. Les élèves formaient
des groupes et discutaient à voix haute.
Je me suis approché de deux vieux
garçons, assis sur le bord surélevé de la cour. L’un deux tenait une loupe à la
main et regardait sur le sol le débris d’une écorce d’orange très sale.
Il s’est soudain écrié :
— Oh, les microbes !
Son copain lui a aussitôt demandé,
poussé par la curiosité :
— Fais voir !
Le garçon à la loupe a répondu, sans
le regarder :
— Non ! Non !
— Mais pourquoi ?
— Je t’ai dit non, c’est non,
répondit l’autre, la tête toujours baissée.
Son camarade a insisté plusieurs fois
mais le refus fût catégorique.
Entre nous, j’aurais bien voulu regarder
les microbes moi aussi mais la tournure prise par les événements a rendu une
telle éventualité impossible.
J’étais un peu gêné d’autant plus que
j’assistais à une scène à laquelle je n’avais pas été convié. Je ne comprenais
pas pourquoi le garçon à la loupe n’était pas gentil avec son camarade pour une
chose aussi dérisoire. Ils avaient pourtant l’air de bien s’entendre à mon
arrivée. Ce n’est qu’au sujet des microbes que les choses ont mal tourné.
La cloche a sonné et je suis parti
rejoindre ma classe.
A chaque fois que je me suis souvenu
de cet incident, je me suis demandé pourquoi il ne voulait pas lui laisser voir
les microbes. Ce n’est que plus tard que j’ai compris la raison de cet
entêtement. On ne peut pas voir des microbes avec une loupe !
31
Les jeux
De mon temps, à
chaque saison correspondaient ses jeux. Nul ne s’y trompait. Les enfants
avaient une horloge interne qui les prévenait du retour d’un jeu particulier.
Il y avait des jeux de garçons et des jeux de filles. Certains étaient communs
aux deux. D’autres comportaient des chansons.
L’heure du jeu était sacrée. Les copains se retrouvaient dehors au
même moment sans avoir eu besoin de se fixer un horaire précis. On jouait aux
osselets, aux billes, aux roseaux, à la toupie, au cerceau, à la corde…
32
Le cheval tire la charrue
J’ai uniquement connu mon grand-père
maternel. Il venait souvent à la maison. Il s'appelait El Hadj. Un de ces
prénoms qui ont disparu depuis, balayés par la tendance malheureuse des
nouvelles générations de dévaloriser tout ce qui provenait des anciens, nos
ancêtres, jusqu'à leur culture et leurs noms, leurs habits et leur savoir.
Il était vieux et alerte. Il frappait
à la porte en bois qui donnait sur l'extérieur car il savait que sa fille, ma
mère, se trouvait à ces moments-là dans la cuisine en train de préparer le
déjeuner. En même temps que des coups de bâton répétés, assénés à la porte, il
criait «B..... ; B.....» du nom de mon jeune frère.
Je le vois encore assis dans la cour,
sur une chaise en bois, adossée au mur. Il sirotait le café préparé à son
intention par sa fille.
Je me suis assis près de lui, à sa
gauche, mon livre de lecture à la main. Je crois que je voulais lui montrer que
je savais lire.
Au bout d'un moment, me voyant me
tortiller maladroitement pour épeler les lettres, il s'est écrié :
— Depuis ce matin, tu n'arrives pas à
lire une phrase aussi simple «Le cheval tire la charrue !»
Un tremblement de terre ne m'aurait
pas fait plus d'effet. Je l'ai regardé, incrédule, incapable de proférer un son.
Il portait l’habit traditionnel et n’avait jamais proféré, en ma présence, un
seul mot dans cette langue.
33
Tous les gens meurent
Mon grand-père est mort à 80 ans. Je
l’ai vu dans sa maison, à Bir Safsaf. Il était étendu sur un matelas posé à
même le sol. Il ne bougeait pas. Il était inconscient depuis quelque temps.
Tout le monde était là. Ses fils, ses
filles, ses neveux et ses nièces ainsi que les proches du village. Des bribes
de conversation me parvenaient pendant que je me faufilais entre les grandes
personnes.
Les femmes chuchotaient : Il a cessé
de parler. Oui, il respire encore. Puis d’un seul coup, un constat terrible,
irréversible : il est mort !
J’étais alors dans la cour. Un grand
tumulte s’ensuivit.
Les femmes savent pleurer chez nous.
Elles se lamentent en chœur et leurs voix enflent et s’amplifient avant de
fondre en gémissements. Elles ont différentes sortes de pleurs pour exprimer le
chagrin ou la douleur.
Je me suis mis à pleurer aussi,
bruyamment, comme je ne l’ai jamais fait depuis. Ma mère fût, tout-à-coup, près
de moi. Elle m’a dit : ne pleure pas, mon fils.
Puis mon oncle A......... est venu.
Le visage attristé, il a interpellé les femmes : arrêtez de pleurer. A quoi ça
sert maintenant, tous les gens meurent. Puis il est sorti.
La suite, je ne m’en souviens plus.
Mais de retour à la maison, lorsque je me rendais à la cuisine où se trouvait
maman, je l’entendais pleurer, tout doucement.
Qu’Allah t’accueille dans son vaste
paradis, Grand-Père, et te fasse, dans son infinie bonté, don du bonheur
éternel.
34
Plus de peur que de mal
En ces temps augustes on faisait
encore le rituel des 40 jours, disparu depuis que l’ancienne génération s’est
éteinte et que de nouveaux prédicateurs sont venus, semble-t-il, purifier la
religion. Cette cérémonie se passait la nuit, après le coucher du soleil. On
invitait les membres de la famille et les amis du défunt. Des talebs venaient
lire en groupe des versets du Coran.
Mon père avait une 4 CV grise à
l’époque. Une petite voiture dont le moteur était situé à l’arrière, à
l’endroit où d’ordinaire se trouve la malle. La malle était cette fois sous le
capot.
Mon père a fait le premier voyage
sans encombre. Il nous a déposés à la maison de mon grand-père avant de
repartir. Mes deux frères et moi nous en avons profité pour sortir. Nous avons
longé la route et dépassé l’épicerie de B…., un petit vieux. A proximité du
café, nous avons entendu des gens discuter. Je les écoutais d’une oreille
distraite. Quelqu’un a parlé d’un accident avant de prononcer le nom de mon
père. J’ai vu soudain mon frère ainé détaler comme un lièvre en direction de la
maison. Nous l’avons suivi, mon petit frère et moi. Quand nous l’avons rejoint,
il répétait à ma mère ce qu’il avait entendu.
Nous sommes aussitôt retournés chez
nous. Mon père était au lit, couvert d’égratignures. Il nous a décrit son
accident. Au retour, il a dû déraper. La voiture a fait plusieurs tonneaux
avant de s’immobiliser.
Le Docteur G.D l’a ausculté. Il lui a
patiemment enlevé une multitude de bris de glace qui s’étaient fichés dans sa
peau. Mon père s’est complètement remis quelques jours après cet incident.
La voiture a dû être sérieusement
endommagée car nous ne l’avons plus revue. Mon père a cessé de conduire pendant
quelques années avant d’acquérir une 2CV bleue d’occasion, au capot balafré par
une longue égratignure. Son matricule est toujours gravé dans ma mémoire.
35
Le camion de
mon père
Il n’y a pas grand-chose à dire sur
le camion de mon père sauf qu’il avait des difficultés à démarrer. La batterie
probablement. A l’époque, chaque véhicule avait sa manivelle. C’était un outil
indispensable quand la batterie était faible.
Mon père ne conduisait plus à
l’époque. C’étaient mes cousins O..... et A.. qui venaient parfois prendre le
camion.
Un matin, ils se sont démenés
longtemps pour le faire démarrer. De nombreux coups de manivelle sont demeurés
sans résultat. A......... leur a dit :
— Il démarrera si vous m’emmenez avec
vous.
Ils se sont mis à rire aux éclats.
Le camion a quand même fini par
démarrer, lassé sans doute par les imprécations conjuguées de mes deux
infortunés cousins.
Lorsqu’il a ralenti au tournant, je
me suis agrippé à l’arrière. J’ai couru de plus en plus vite pour suivre le
camion qui prenait de la vitesse. A la fin, j’ai dû lâcher prise.
Je suis tombé de tout mon long, les
mains en avant. J’ai pris brutalement contact avec le sol dur. Des vagues de
douleur lancinante m’ont traversé le corps. Je me suis relevé, couvert de
poussière, les mains et les genoux sérieusement amochés.
Mes cousins ne se sont aperçus de
rien. Ils ont continué à accélérer sur la route non goudronnée pour disparaître
au tournant.
Mon père n’a pas tardé à vendre le
camion. Sa place devant la véranda est demeurée vide.
36
L’odeur du petit-lait
La maison de Bir Safsaf, dans
laquelle a continué à habiter ma tante ainsi que la veuve de mon grand-père est
demeurée longtemps inoccupée après leur décès. Mon oncle a fini par la vendre.
Plus tard j’ai essayé de la récupérer mais je n’ai pas pu y arriver, en ces
temps difficiles. Elle faisait partie de notre patrimoine. Nous y avions des
souvenirs. Maman y a vécu une partie de son enfance. Nous y allions souvent.
Ma tante était toujours là quand elle
n’était pas chez nous. Elle nous offrait du petit-lait dont l’odeur remplissait
agréablement toute la maison.
Ma tante était une vieille femme aimable.
Elle était très proche de nous. De toute sa vie, elle n’a eu le moindre mot
déplacé. Elle nous considérait comme ses enfants.
Que Dieu t’accorde sa bienveillance
et te rende toute la bonté que ton grand cœur a prodiguée autour de
toi.
37
Le jouet
Une fois, je me suis rendu avec ma
tante au souk du vendredi. Un souk pour les femmes. Des jouets, qu’un marchand
ambulant avait étalés sur un tapis, attirèrent mon attention. L’un deux
surtout, un animal sur deux roues, suscita ma convoitise. Je l’ai attirée vers
le tapis magique. Je lui ai désigné le jouet. Elle demanda, sans conviction, le
prix au marchand. La somme, 20 douros, a dû lui paraître excessive. Elle s’est
éloignée de cet endroit dangereux pour ses maigres ressources. Elle a continué
la visite du marché à ciel ouvert. Mais à chaque fois, je la poussais
adroitement vers le tapis et elle se retrouvait derechef devant le marchand. Il
faut préciser que ma tante était myope. Au bout de plusieurs refus outrés, elle
a fini par céder. Quelle ne fut ma joie quand je la vis tirer un minuscule
porte-monnaie de sa cachette, l’ouvrir prudemment et tendre une toute petite
pièce de monnaie au cupide marchand.
Mais elle n’a pas oublié l’affaire de
sitôt. Elle racontait à tout venant comment je l’avais manœuvrée.
Je me souviens également que bien
plus tard, elle m’a prêté un poste de radio. J’écoutais les émissions de Monté
Carlo et de la chaîne 3 avant que la funeste idée de l’ouvrir et de le triturer
ne me passe par la tête. J’ai dû lui faire sauter quelque chose parce qu’il est
soudain devenu muet. Pour de bon. En tout cas, elle me l’a repris et je ne l’ai
plus revu.
38
La maison des souvenirs
De temps en temps, je fais un tour,
je regarde cette maison aimable dont les portes et les fenêtres sont closes.
L’odeur du petit-lait a disparu. Les souvenirs des pas de mon grand-père et de
ma tante sont ensevelis dans la poussière de la cour inaccessible.
Les maisons en pierre ou en pisé
gardent au fond de leurs entrailles les souvenirs de leurs habitants. Une
odeur, des traces de pas, la poussière d’une larme ou l’écho d’un rire
demeurent comme autant de témoignages d’un passé disparu.
39
Le respect du père
Parfois, il m’arrive de faire des
bêtises à la maison. Avant que mon père ne se manifeste, je prends la fuite. Je
cours comme le vent. De plus en plus vite, pour tourner le coin de la rue.
Au-delà, je suis sauvé. Mais il arrive que mon père me prenne de vitesse et
m’appelle juste au moment où je suis sur le point de disparaître au tournant.
Même s’il n’aperçoit plus que mon
talon qui dépasse, je reviens vers lui, à petits pas. Je ne peux lui faire l’affront
de continuer à fuir.
Mon père en a souvent parlé sur un
ton de fierté. Ce comportement semblait lui procurer une grande satisfaction.
Mais tant de choses entre le père et le fils échappent au pouvoir des mots.
Respecter son père, c’est répondre présent à son appel. Aussi, je suis revenu
souvent vers mon père pour ne pas le décevoir. Sinon, j’aurais dû ensuite
affronter son regard. J’y aurais lu certainement de la déception ou de la
tristesse. Il y avait entre nous un lien de confiance redoutable que je ne
pouvais entamer.
Mon père m’a souvent dit : « Toi, mon
fils, tu ne m’as jamais fatigué. Même si tu tombes dans le feu, tu ne te
brûleras pas!»
40
Maman
Maman est petite mais tenace. Elle
travaille tout le temps. Elle se hâte dans la maison, les cheveux cachés par un
foulard, noué sur son front. Elle fait cuire le pain dans un four de pierre et
d'argile qu’elle a elle-même construit dans la cour, elle prépare
les repas, elle fait le ménage ou la lessive, elle arrange la literie et elle
s’occupe de nous.
Maman est toujours là. Sa
présence est indispensable. C’est le centre de notre monde. Comme un phare
puissant, elle rayonne autour d'elle d'un éclat sans pareil. Sans sa présence,
le foyer serait vide et obscur.
Tu as faim, elle te donne à manger
même si le repas n’est pas prêt. Elle a toujours quelque chose en réserve à
t’offrir : un morceau de galette ou un fruit de saison.
Tu es malade, elle te soigne et te
veille durant ton sommeil. De temps en temps, sa main se pose sur ton front
pour jauger ta température. Parfois, elle ramène un cachet, un verre d’eau dans
la main gauche. Elle marche si doucement que tu ne l’entends point venir. Mais
tu sais qu’elle est là, attentive près du lit.
41
Le pain de Maman
Le pain de maman n’a son pareil nulle part. Ni sa soupe, d’ailleurs, ni son
couscous. Il est possible que ce soit vrai pour toutes les mamans. Elle prépare
la pâte dans un pétrin en bois. Elle y met de la semoule, du sel et une boule
de pâte prélevée de la dernière levée. Elle n’oublie jamais cette boule car
elle lui sert de levure. Puis elle met de l’eau et mélange le tout. Elle pétrit
longuement la pâte avec ses mains. Elle la retourne souvent et lui ajoute de
l’eau. A la fin, elle fait des galettes blanches et rondes avant de les couvrir
d’une nappe en attendant qu’elles lèvent.
Elle enlève l’obturateur de la
grande ouverture du four et les tissus des orifices situés de chaque côté. Elle
met les plats de métal à proximité sur une table basse et y dépose les galettes
sur des feuilles de doum. Elle allume le four, rempli de brindilles et de petits
morceaux de bois. Le temps qu’il chauffe et que la flamme se dissipe,
maman introduit les plats à l’intérieur et les arrange avec un tison avant de
fermer la bouche du four et ses orifices. De temps en temps, elle jette un coup
d’œil à l’intérieur.
Quand j'ai faim, ce qui
m'arrive souvent, je suis là, à l’affût. Dès que le plat surgit de la bouche
béante du four, maman saisit la première galette en la faisant sauter dans ses
mains à cause de la chaleur. Puis elle en découpe un morceau avec ses doigts. Elle
me dit : « Tiens, fais attention, c’est encore chaud ».
Le morceau de pain qui vient de
sortir du four est le plus succulent de tous. Merci maman !
Quand maman a vieilli, sa vue a
baissé. Elle se brûlait parfois en tâtonnant mais, malgré le pain du
boulanger, elle n'a jamais renoncé à son four qu'elle a refait dans
le jardin.
42
L’abeille dans la ruche
Mon père recevait beaucoup. Il y
avait toujours des visiteurs à la maison. C'étaient des membres de la famille,
des amis et parfois des inconnus. Certains étaient presque permanents.
Quelquefois, ils se retrouvaient tous à la maison. Alors maman était occupée du
matin au soir. Les femmes présentes l'aidaient souvent dans sa tâche.
Je me souviens d'un vieil homme qui
venait, périodiquement en été, sur un dromadaire. Il restait dehors, à
proximité de la maison. Je bavardais avec lui et je lui apportais ses repas
comme à un membre de la famille. Il avait son propre couchage avec lui. Pour
dormir à la belle étoile, il n'avait besoin de personne.
Mon père avait beaucoup d'amis.
Certains venaient le soir faire la prière avec lui. A un certain moment, il
s'est occupé de jeunes talebs en formation. Ils n'étaient pas nombreux. Une
dizaine en tout. Ils ont défilé à tour de rôle avant de voler de leurs propres
ailes. Il y en avait un surtout auquel nous nous étions attachés, mes frères et
moi. Il était devenu un membre de la famille. Mon père l'aimait beaucoup et
nous préférions sa compagnie. Il préparait un examen pour entrer dans
l'enseignement. Je ne sais pas combien de temps il est resté avec nous. Un
jour, il est parti passer ses épreuves. Il n'est jamais revenu. Mon père nous a
informés de sa réussite puis de son mariage. Ensuite, plus rien. Ou si !
Une fois, il est venu dans ma classe
pour faire un cours, je ne sais dans quel but. J'étais assis au premier rang.
Il m'a regardé en passant. Je m'attendais à ce qu'il me fasse un signe, qu'il
me dise "Comment vas-tu" ou qu'il me demande des nouvelles de ma
famille ou de mon père. Rien. Son cours terminé, il est sorti sans même
regarder dans ma direction.
Durant toute cette effervescence, ma
mère préparait le pain, les repas et le café. Elle ne disait jamais "j'en
ai assez" ou même "je suis fatiguée". Elle était la dernière à
s'endormir et la première à se lever. Personne ne l'a jamais entendue dire un
seul mot déplacé malgré toute la charge qui était son lot quotidien. Tous
ceux qui l'ont côtoyée en conviennent et en conservent le souvenir.
43
Papa
Mon père
parlait comme un livre qui aurait eu beaucoup de pages.
Tout ce qu’il racontait était instructif. Certains
chapitres de cet ouvrage volumineux n’ont guère été abordés parce que je ne lui
ai pas posé les questions qu’il fallait.
C’est de lui que je tiens mon amour pour les livres.
Mon père en avait beaucoup. Coran, exégèse, grammaire, dictionnaires. J’ai dû
voir un livre la première fois que j’ai ouvert les yeux. Il faut dire qu’en ce
temps-là, rares étaient les maisons qui possédaient un livre coranique ou même
un livre tout court. La plupart des gens ne savaient pas lire.
44
La lettre
A ce propos, mon père nous a souvent raconté une
anecdote. Il avait pris le train comme il le faisait d’ordinaire pour se rendre
à Alger ou à Oran. Le train Inox, disait-il, rapide et sûr. J’ai également pris
le train avec lui, en plusieurs occasions. Il avait des cartes de réduction
pour familles nombreuses. C'était durant les années 50 du siècle dernier. Sur
la banquette qui lui faisait face, se tenait un jeune homme vêtu avec élégance,
de la manière traditionnelle : turban, burnous, gilet boutonné, chemise grise,
montre à chaînette, pantalon arabe ou turc. Bref, il avait l’air très instruit.
Une vieille femme passa dans le couloir et parmi tous
les voyageurs du compartiment, elle l’interpella pour lui tendre une lettre
qu’elle tenait à la main : s’il vous plait, voulez-vous lire cette lettre et me
dire ce qu’elle contient ?
Et mon père de continuer :
Le jeune homme se leva, ôta son burnous, enleva sa
veste, se débarrassa de son gilet avant de se tourner vers la vieille femme et
de lui dire : désolé, je ne peux pas vous lire cette lettre, j’ai oublié mes
lunettes.
45
L’ami
Mon père me racontait souvent cette histoire pleine de
sens.
Un homme de l’ancien temps avait un fils. Ce dernier
était un garçon sympathique, ouvert et bon vivant. Ces qualités attirèrent de
nombreux jeunes de son âge qui se
lièrent d’amitié avec lui. Ils appréciaient sa compagnie et venaient souvent le
chercher à la maison. Il passait ainsi beaucoup de temps à l’extérieur.
Au bout d’un certain temps, son vieux père, lassé de
son comportement et de celui de ses amis, lui parla en ces termes :
- Il me semble que tu fréquentes de nombreuses
personnes.
- Oui, Papa, j’ai beaucoup d’amis.
- Es-tu sûr de leur amitié ?
- Oui. Ils feraient n’importe quoi pour moi.
- Très bien. Pour en être sûr voilà ce que tu vas
faire. Ce soir, tu iras trouver tes copains à tour de rôle. Tu feras à chacun
d’eux, à voix basse, cette confession : j’ai tué un homme. Son corps est à
la maison. Au nom de notre amitié, viens m’aider à l’enterrer.
Le jeune homme obéit à son père. Il se rend chez tous
ses amis et répète à chacun d’eux le contenu du message.
A chaque fois, il se heurte à un refus catégorique. A
la fin, il retourne tout seul à la maison.
- Où sont donc tes amis, lui demande son vieux
père ?
- Ils se sont tous débinés.
- Dans ce cas, va chez mon ami, le seul que j’ai, et
dis-lui : Mon père a tué un homme. Son corps se trouve à la maison. Il te
demande de venir l’enterrer avec lui.
Quelques minutes plus tard, le jeune homme revient
avec l’ami de son père. Celui-ci demande aussitôt : où est le corps ?
- Il est dans le coin, sous la couverture.
L’homme se dirige vers l’endroit désigné et soulève la
couverture. Il y trouve un mouton dépecé.
- Oui, mon ami, il n’y a pas de corps. J’ai seulement
voulu donner une leçon à mon fils. Par contre, j’ai égorgé un mouton. Tu as
bien mérité un méchoui.
46
Le frêne
Un jour, j’ai voulu arrêter le temps. C’était l’été.
Je portais un short blanc, un pull demi-manches et une paire de ces sandales en
plastique, en vogue à l’époque et qui, à force d’être portées, laissaient sur
le dessus des pieds les traces de leurs lanières. Je suivais le sentier qui
longe le canal d’irrigation et qui sépare la maison au verger de notre nouvelle
demeure. J’ai couru, de plus en plus vite jusqu’à ce que le vent me siffle aux
oreilles. Je me suis arrêté devant la véranda. J’ai parcouru le paysage des
yeux pour graver son image dans mon esprit comme un repère indélébile.
La route qui montait vers le sud était encore là. Elle
était fort pratique cette route avant qu’un sombre individu n’eut
l’inconcevable idée d’y bâtir une école primaire.
Des champs de légumes clôturés de plantes épineuses
suivaient le flanc de la colline pour s’arrêter au bord de la route, en face de
la maison. L’eau verdâtre et glacée du canal d’irrigation coulait dans les
sillons qui parcouraient les champs. Nos deux oliviers aux feuillages touffus
se dressaient fièrement, l’un en face de l’autre, séparés par la route. Et
fidèle devant la porte, se tenait solidement notre bon vieux frêne dont l’ombre
nous protégeait par les journées torrides et sous lequel on s’abritait pour jouer
ou pour discuter. En face, le mur interminable de l’écurie de N….. défiait les
ans. Mais des habitations en béton armé ont surgi brusquement, usurpant le
territoire des légumes, du blé et des fleurs des champs.
Oui, je me souviens. C’était au temps où les tomates
ne mûrissaient qu’en été. Rouges et rondes, leur odeur puissante chatouillait
les narines et leur goût savoureux persistait dans la bouche. Les fruits et les
légumes étaient différents. L’odeur du melon et de la pastèque nous assaillait
à la porte. Les grappes de raisin suspendues comme des colliers aux branches
élancées de la vigne ravissaient nos regards.
Hélas, ce temps est perdu. Nous avons voulu aller trop
vite et nous avons laissé derrière nous les bonnes choses et les mauvaises. Le
bon grain et l’ivraie. Nous avons voulu manger des tomates en hiver et la
nature nous a dit : puisque c’est ainsi, le goût de mes tomates sera diminué de
moitié. Une moitié pour l’hiver et une autre pour l’été.
47
Oranges sur la route
A la suite d’une mésentente avec mon père dont je
n’arrive pas à me rappeler la cause, j’ai eu, en classe, après avoir longuement
réfléchi, l’idée de me rendre chez mon oncle Sidi A...., sans prévenir
personne. C’était probablement une fugue. Je devais avoir dans les six ou sept
ans.
A la sortie de l’école, mon cartable à la main, j’ai
pris la direction de Temoulga, montagne isolée distante de six kilomètres. Il
fallait suivre la route nationale, passer le pont au-dessus de l’Oued Fodda,
atteindre une petite buvette en forme d’orange où l’on servait des boissons
fraîches aux automobilistes et prendre le premier tournant à droite après la
cité, un petit hameau silencieux, puis continuer tout droit, le long d’un
chemin de terre qui mène à la mine de fer abandonnée.
En cours de route, après avoir dépassé l’orange, j’ai
senti un véhicule s’arrêter près de moi. J’ai tourné la tête et j’ai vu une
petite voiture bleu-ciel, probablement une Dauphine, avec un couple à
l’intérieur. Une jeune femme me souriait. A travers la vitre baissée, elle me
tendait une orange. J’ai tourné la tête et continué mon chemin. La voiture a
démarré pour s’immobiliser de nouveau à ma hauteur, la femme tendant toujours
la main vers moi. Cette fois, j’ai changé d’avis. Je suis allé vers la voiture,
j’ai pris l’orange de la main de la jeune femme et je lui ai dit : merci,
madame. Aucun d’eux n’a prononcé un mot sans doute pour ne pas m’effaroucher.
La voiture est partie aussitôt. J’ai repris mon chemin et tout en marchant,
j’ai épluché l’orange.
Je garde le souvenir aimable de ces deux personnes qui
se sont arrêtées deux fois de suite pour m’offrir généreusement un fruit
délicieux. Une brève rencontre avec un couple des «autres». On était alors en
pleine guerre de libération. Mais cela, j’étais trop jeune pour le savoir
encore.
48
Le chemin qui monte
Au croisement, j’ai tourné à droite, comme prévu.
Encore trois kilomètres. J’ignorais au départ que ce serait aussi loin mais à
présent j’avais surtout peur de me tromper de chemin.
Au crépuscule, j’ai enfin aperçu la maison natale.
Quel soulagement! J’ai reconnu mon brave oncle de loin, vêtu comme à
l’accoutumée, debout près du portail. Il a dû être intrigué par ce petit garçon
dont la destination ne pouvait être que sa maison puisque c’était la dernière
avant la mine de fer abandonnée et ses cavernes obscures. Il m’a reconnu quand
je me suis approché de lui. Il m’a dit «tu es venu à pied ?». Ce fût sa seule
question. Il m’a fait ensuite entrer dans la maison. J’ai salué sa femme O.........,
ma mère de lait ainsi que mes trois cousines. Mon oncle a eu d’autres enfants
dont certains avaient dépassé l’âge de cinq ans avant que la mort ne change
d’avis et ne les emporte.
Nous avons soupé, causé et ri ensemble avant de nous
coucher sur un tapis de doum posé à même le sol avec une épaisse couverture de
laine (hanbel) par-dessus pour nous protéger du froid.
49
La voiture noire
Je n’ai guère eu le temps de dormir. J’ai entendu mon
oncle se lever et sortir précipitamment. Quelques minutes plus tard, il est
revenu me chercher. Mon père était là.
La femme de mon oncle a rapidement mis une poule dans
un sac après lui avoir lié les pattes avec un morceau de tissu. Elle m’a dit «Tiens,
c’est pour toi ». Quand je suis sorti, j’ai aperçu une voiture noire qui
attendait près de la grotte où, de son vivant, mon grand-père faisait parfois
ses prières. En quelques minutes, nous avons refait en sens inverse le chemin
que j’avais mis des heures à parcourir à pied.
Mon père ne m’a rien dit. Me croyant sans doute perdu,
après avoir vainement cherché dans tous les endroits possibles et imaginables,
il devait être rudement content de me retrouver sain et sauf. Le reste n’avait
plus d’importance pour lui. Bien que parfois je me demande s’il n’avait pas deviné
pourquoi j’étais parti.
Quand il avait proposé de me rechercher à Temoulga, ma
mère, mes sœurs, ma tante, ma cousine s’étaient écriées toutes ensemble:
impossible, il n’a pu s’y rendre tout seul. C’est trop loin pour un enfant !
C’était pourtant lui qui avait raison.
Enfin, lorsque les cris de joie et les soupirs de
soulagement se calmèrent, toutes les femmes et tous les enfants présents
m’entourèrent pour connaître les raisons de mon acte. Leurs yeux brillaient de
curiosité. J’étais assis sur un canapé et les questions fusaient de toutes
parts. J’ai gardé obstinément le silence mais de temps en temps je touchais ma
poule du bout du doigt et ma poule gloussait.
50
Un voyage imprévu
Je me souviens encore du jour où je me suis rendu pour
la première fois sur la terre de mes ancêtres. Mon père devait assister aux
obsèques de l’un de ses amis qui s’était noyé dans le barrage de l’Oued Fodda.
Nous avons fait le voyage dans sa vieille voiture, une 2CV Citroën. J’étais
alors âgé d’une dizaine d’années. Nous avons cahoté sur la route pendant deux
heures avant d’arriver à destination.
C’était une région montagneuse et boisée. Lorsque nous
eûmes dépassé le barrage, la route devint étroite et rocailleuse. Sur les
pentes sinueuses et abruptes, la voiture peinait et piétinait comme une rosse
le long d’un chemin revêche.
Mon père me dit pour me rassurer : « T’en fais pas. En
première, elle peut escalader un mur ».
Mais, à l’arrivée, j’ai constaté que l’endroit en
valait la peine. Une végétation dense, des arbres fruitiers bien entretenus, de
l’eau à profusion, un calme féerique. Bref, un petit paradis terrestre où il
faisait bon vivre.
J’ai toutefois gardé un souvenir pénible de la
cérémonie d’inhumation car à un certain moment, au lieu de rester à l’écart, je
me suis approché de la tombe. Penché au-dessus de la fosse béante, je fus
consterné par la découverte d’une deuxième ouverture étroite dans laquelle
gisait le défunt, enveloppé dans son linceul.
Cette vision funeste et précoce de la destinée des
hommes m’a révolté. J’ai été triste toute la soirée.
Avant notre départ, une vieille femme, qui avait l’air
de connaître parfaitement le cimetière, a montré à mon père la tombe de mon
aïeul Sidi T.... ainsi que celles de plusieurs autres que je ne connaissais
pas. Sans les pierres témoins situées à leurs extrémités, j’aurais
difficilement reconnu des tombes tant elles se confondaient avec le sol.
51
Guette et mange !
J’adore les fèves. Crues. Les fèves cuites ne
m’intéressent pas beaucoup. Je vais vous dire pourquoi. Chaque habitude a son
histoire. Et les habitudes font l’homme. Elles le forgent.
Je suis allé chez mon oncle Sidi A.... pendant les
vacances du printemps. Par quel moyen, ni en quelle année, je ne m’en souviens
plus. Il avait cultivé un champ de fèves sur la pente, à proximité de la
maison.
Les plants étaient hauts et les fèves encore tendres.
Je suis entré dans le champ et j’ai commencé à manger. Les fèves étaient
succulentes et laissaient dans la bouche un léger arrière-goût amer. Pendant
toute la matinée, je n’ai pas arrêté de manger. De temps en temps, mon oncle
passait près du champ et me disait : quand le propriétaire des fèves vient, cache
toi et mange, quand le propriétaire des fèves s’en va, guette et mange!
52
L’école buissonnière
J’ai souvent fait l’école buissonnière au cours de mes
études scolaires. Des absences auxquelles j’ai pris goût tant les conditions de
scolarisation étaient pénibles.
Je partais. Je rodais toute la journée avant de
rentrer à la maison en espérant que personne n’en saurait rien.
Une fois, j’ai déserté l’école pendant plus d’un mois.
Cela a commencé par une absence banale. Mais à l’école, on procède chaque jour
à l’appel, malgré que mon absence soit passée inaperçue plusieurs fois.
J’implorais Dieu pour qu’il en soit ainsi. Les absents sont enregistrés. Le
lendemain, on leur demande des comptes et ils passent un mauvais quart d’heure.
De remise en remise, j’en suis arrivé à ne plus
pouvoir ma présenter de nouveau à l’école. J’ai alors déserté également la
maison. Mon père m’a fait rechercher. Je me suis fait prendre.
Mon père ne m’a pas puni. Il touchait rarement aux
enfants. Il n’en avait pas besoin, d’ailleurs. Son regard et sa voix étaient
suffisants pour amadouer le plus téméraire d’entre eux.
Mon père m’a seulement dit qu’il allait me conduire à
la mosquée. Je l’ai cru, mais c’était une ruse pour m’empêcher de fuir. Le
lendemain, au lieu de prendre la route de l’école coranique, il a pris celle de
l’école tout court et je me suis retrouvé en classe, quelques minutes plus
tard.
53
La neige
Le plus jeune de mes deux oncles maternels était facteur. Il aimait son
métier. Il habitait un appartement au rez-de-chaussée d’un bâtiment situé dans
une ville historique. Il formait avec sa femme un couple inséparable. Mon oncle
était brun. Il parlait peu mais il était bon et honnête. Il ne manquait pas de
nous rendre souvent visite, accompagné de sa femme et de son fils aîné. J’allais
également souvent chez lui. J’aimais bien vadrouiller avec mes nombreux
cousins, du côté où se trouvait la maison familiale traditionnelle avec ses
nombreux occupants. C’était, en ce temps-là, un terrain couvert d’arbres
fruitiers, notamment d’amandiers, dont nous cueillions à l’occasion quelques
fruits, mes cousins et moi, pour les consommer en marchant. Je crois que cette habitation
a également disparu, dernière trace de la grande famille d’antan.
Une nuit, durant des vacances d’hiver où je me
trouvais chez mon oncle, il a abondamment neigé. Quand je suis sorti le matin,
les toits et les routes étaient d’un blanc immaculé. C’était la première fois
que je voyais tant de neige. Emerveillé, j’ai fait le tour de la ville. Je
marchais sur du duvet. Quelquefois, la neige tombait sur mon visage en petits
flocons glacés. Il faisait froid mais cela ne m’a pas empêché de faire ma
tournée. Des enfants jouaient dehors. Ils criaient de joie. Ils se lançaient
adroitement des boules de neige qui heurtaient le visage ou le dos avec un
bruit mat. Certains façonnaient des bonhommes de neige et leur mettaient des
chapeaux de paille sur la tête.
54
Deux amis
sincères
Des amis de mon père, si nombreux au début, je me
souviens particulièrement de l’un deux. Il venait souvent à la maison, vêtu de
son burnous blanc. Il était grand de taille et portait soigneusement un
tarbouche rouge qui le faisait paraître plus grand encore. Il était maître
d’école.
C’était un homme cultivé, éduqué, ses traits
exprimaient la sagesse et la dévotion. Il souffrait d’une maladie qui a fini
par l’emporter. Malade, il ne se plaignait jamais. Il mangeait rarement autre
chose que du riz.
Un jour, j'ai appris qu'il était à l’hôpital pour
subir une opération. Je ne devais jamais le revoir. Durant une certaine
période, après son mariage, je l’ai cru hors de danger. Il semblait rétabli. Il
plaisantait. Il nous racontait des histoires sur la religion. Il aimait la
compagnie de mon père et celle de l’un de mes cousins.
Cet homme nous a laissé un souvenir agréable et une
nostalgie du temps passé. C'était un ami dévoué, simple et sans malice. Je l'ai
toujours regretté. Que Dieu l’accueille dans son vaste paradis comme un homme
de grande piété.
Il y avait aussi un autre homme, fort et corpulent, vêtu
de la manière traditionnelle. Il avait un bon appétit et savait plaisanter.
J’aimais beaucoup cet homme, simple et sans malice. Un ami dévoué, qui l’aura
été jusqu’au bout.
Il venait souvent à la maison. Mon père avait réservé
la pièce dotée de deux portes dont l’une donnait sur la véranda, à ses amis.
Quand ils venaient en son absence, je les faisais entrer et je m’occupais d’eux
en attendant sa venue. Cet homme connaissait le Coran. Il n’en parlait jamais
mais je l’ai su lorsque je l’ai vu réciter des sourates avec des talebs assis
en rond au cours d’une veillée funèbre.
La dernière fois que je l’ai vu, c’était sur un lit
d’hôpital.
Il était seul dans une chambre, recroquevillé sur un
lit métallique sans draps. Il m’a raconté son histoire. A la mort de sa
femme, il s’est retrouvé tout seul,
désemparé, délaissé. Il avait perdu son compagnon de route et ne semblait pas
prêt à s’en remettre. Ce n’était plus le même homme. Il devait souffrir
intensément de la solitude à laquelle un destin inexorable l’avait condamné.
Lui non plus, je ne l’ai pas revu. J’ai appris plus
tard sa mort d’un collègue originaire de sa région.
Que Dieu ait pitié de lui et lui ouvre, ainsi qu’à sa
femme, les portes vertes du paradis.
55
Vacances
d’été
Pendant les longues vacances d’été, accueillies avec
soulagement, je me rendais parfois chez mon oncle à Temoulga. Cet endroit a
toujours exercé sur moi une étrange fascination.
J'ai parcouru
ses pentes et ses crêtes ondulées. J'ai entendu le vent chanter dans ses
buissons. Je connais la mine qui lui perce les entrailles, la grotte à la
muraille et la grotte aux pigeons qui s'enfonce au loin au milieu des
ténèbres. Une haleine glacée s'échappe de sa poitrine quand le soleil d'été
consume les alentours. J'ai remué ses roches, franchi ses
éboulis. J'ai ramassé des plumes de merle et de corbeau ainsi
que des pierres, noires comme du charbon.
Pour célébrer le
retour annuel du printemps, elle étale un tapis de fleurs et de parfums. Les
coquelicots rougissent les champs verdoyants, les frelons bourdonnent à l'ombre
des feuillages, les papillons frémissent dans les creux du vallon.
La nuit, c'est
le silence. Parfois, des feuilles soupirent sous la caresse du vent ou des
chiens vigilants aboient dans le lointain.
La montagne d’abord puis la mine ensuite avec ses
cavernes mystérieuses dont certaines gardent toujours leur énigmatique secret.
De longues galeries sombres, des rochers gigantesques, de petits insectes de
toutes sortes et quelquefois des serpents qui fuyaient prestement quand on
soulevait la pierre sous laquelle ils sommeillaient. Il y avait une galerie
qu’on appelait « ghar el hmam » ou « la grotte des
pigeons » que nous n’avons jamais pu explorer, mon cousin et moi. C’était
dangereux. Il faisait noir au bout de quelques mètres et il y avait certainement
des puits invisibles dans l’obscurité, tapis comme des monstres à l’affut de
ceux qui auraient le malheur de mettre les pieds dans leurs gueules béantes.
L’été, quand il faisait très chaud vers une heure de
l’après-midi, un air froid et humide sortait de cette caverne. Les bergers s’y
refugiaient parfois pour échapper au soleil brûlant. Cet air donnait une idée
des dimensions de la galerie. Des boyaux obscurs pénétraient profondément dans
l’intimité du sol. Il devait certainement y avoir un autre orifice par lequel
l’air s’engouffrait pour se refroidir en cours de route dans l’obscurité éternelle
avant de s’échapper à l’autre bout.
Quand mon frère et mon petit-cousin étaient avec moi,
je m’amusais fort bien. Il y avait toujours quelque chose à faire ou un endroit
à découvrir.
Une dizaine de minutes de marche nous séparaient de la
maison de ma tante. Le va et vient entre ces deux points était presque
quotidien. Un saut chez ma tante puis le retour par la montagne.
56
L’âne de mon oncle
C’est un
vieil âne qui avance tout doucement. Il s’arrête souvent pour happer une herbe
sur le bord du chemin. Puis, il repart, la bouche pleine. Parfois, il s’arrête
sans raison apparente. Il refuse obstinément d’avancer comme s’il se heurtait à
un obstacle infranchissable. Il faut alors patienter et attendre son bon
vouloir ou bien user des grands moyens !
Un âne
têtu qui n’en fait qu’à sa tête. Il regarde au loin et tend ses grandes
oreilles mais sans avoir l’air d’écouter ni de faire attention à ce qui se
passe autour de lui. Il semble indifférent au monde.
L’âne a
ses caprices et demande du savoir-faire. Pour avancer, pour tourner, pour
s’arrêter. Il faut connaître son vocabulaire, son petit lexique, sinon rien à
faire.
L’âne de
mon oncle a de l’expérience. Il connaît le chemin qui mène à la maison. Il sait
différencier entre les enfants et les grandes personnes. Il se comporte
différemment avec les uns ou avec les autres. Il les identifie peut-être à la
hauteur de l’ombre ou à la tonalité de la voix.
Je vois
parfois une larme couler sur sa joue. Je me demande si un âne peut pleurer.
Pourtant, nous ne sommes pas durs avec lui ; en tout cas, pas autant que ceux
dont il a l’habitude. Peut-être est-il fatigué ou malade. Comment savoir? Un
âne ne parle pas. Il marche ou il broute. Là s’arrête son destin.
57
Mon chien
Fox
Le chien est le meilleur ami de l’homme. Il a été
domestiqué depuis des temps immémoriaux.
C’était un tout petit chiot lorsque je l’ai ramené de
Temoulga. Je l’ai appelé Fox du nom de son père, un chien de troupeau qui
soulevait ses oreilles et regardait la montagne quand on lui disait « Fox,
un loup ! »
Il avait des bandes fauves sur le corps et sa queue
très touffue s’enroulait comme un panache.
Il s’est très vite habitué à moi. Il dormait dans ma
chambre. Je lui donnais à manger et à boire. Je le faisais sortir dehors tous
les jours pour courir sur ses petites pattes et sentir le vent couler sur son
museau et caresser son poitrail. Il me suivait, accroché à mes talons, le long
du chemin qui monte vers le canal d’irrigation. Et quand je m’arrêtais pour
reprendre haleine il continuait à tourner autour de moi en sautillant.
Quand un copain faisait semblant de m’agripper, il
accourait à la rescousse et tentait de mordre les talons de l’assaillant.
Lorsque je sortais, il m’accompagnait jusqu’à un
certain point qu’il refusait absolument de dépasser malgré mes appels
pressants. Au-delà, il rentrait à la maison. Sans doute avait-il lui aussi son
propre périmètre qu’il lui était défendu de dépasser. Les chiens ont aussi
leurs territoires et leurs lois.
Il courait devant moi, s’éloignait en s’arrêtant
parfois pour humer une pierre sur le bord du trottoir puis il revenait se
frotter contre mes jambes. Quand je l’appelais « Fox », il soulevait
ses oreilles et accourait vers moi. Parfois, il mettait ses pattes sur mes
épaules et me léchait le visage.
Un jour, un camarade de classe m’a prêté un livre de
lecture. Je me souviens de l’avoir déposé sur le rebord d’une des fenêtres qui
donnent sur la cour. Fox l’a aperçu. Le temps que je me retourne, il s’était
redressé sur ses pattes de derrière pour faire glisser le livre de sa position
précaire. L’action qui suivit fut si rapide que je n’eus guère le temps
d’intervenir. En une fraction de seconde, le livre jeté au sol, fut lacéré par
des griffes acérées. Il était perdu.
Quand j’ai raconté cette histoire à mon camarade, il
n’a pas voulu me croire. Incrédule, il éclata de rire.
-- Un chien qui déchire un livre ? Balivernes !
Je n’ai jamais entendu de pareilles sottises. Un chien a autre chose à faire
qu’à s’occuper de livres.
-- Mais je t’assure que c’est vrai.
-- Allons, soyons sérieux, s’exclamait-il.
Et prenant à témoin nos autres camarades de
classe : Savez-vous qu’il veut me faire croire que son chien a
déchiré mon livre ?
Incroyable, ne cessait-il de répéter,
incroyable ! Et pourtant…
Quand Fox est devenu vieux, il s’est mis à fuguer. Je
n’étais d’ailleurs plus là pour m’occuper de lui. Ses absences devenaient de
plus en plus longues. Un jour que j’étais à la maison et que la porte était
grande ouverte, il est subitement entré. Il s’est arrêté sous le vigneron de la
cour. Il semblait malade et avait les babines enflées. Il attendait sans doute
que je l’appelle ou que je le soigne. Son état m’a fait peur. J’ai pensé à la
rage.
Fox n’a pas aboyé. Il n’a pas tourné la tête. Il est
resté quelques minutes sans bouger puis il est reparti. Une sorte de
pèlerinage. Il est revenu, là où il a vécu, pour la dernière fois. Il s’est
souvenu ! Je ne l’ai plus jamais revu. Il a dû mourir quelque part, sans
soins et sans abri, peut-être sous la pluie, au fond d’un vieux fossé.
Adieu Fox. Oui, je sais que tu avais besoin de moi. Je
m’en souviens si longtemps après comme d’un devoir inaccompli. Je suis un
mauvais maître. Je t’ai laissé partir sans t’appeler par ton nom et sans rien
te dire. Mais tu es parti si vite, mon pauvre chien, obéissant sans doute à cet
instinct de liberté venu du fond des âges quand ta race lointaine se confondait
encore avec celle du loup.
58
Pots et cruches
d’argile
J’ai doublé la classe du CM1 malgré une moyenne de six
sur dix, à cause d’un enseignant qui exigeait que l’on fasse les travaux
manuels à la maison. Il aimait entasser les pots et les écuelles d’argile
ramenés par les élèves. Je ne me doutais point alors que c’était de la camelote
que des gamins astucieux se procuraient au marché. Mais j’étais trop candide
pour m’en rendre compte. Malgré toutes ses menaces, il n’a pas pu avoir le
moindre petit ustensile de ma part. Il m’en a gardé une rancune tenace.
Ce n’est qu’après cette sombre année que j’ai commencé
à m’affirmer en raison de mes lectures assidues. Ensuite, l’horizon s’est
ouvert et je suis devenu un bon élève.
Je me demande parfois s’il ne m’a pas rendu service
sans le vouloir.
59
Mes livres
J’ai appris à lire très tôt. J’ai commencé par des
livres d’enfants. La lecture chasse l’ennui. Il n’y avait pas de télévision à
l’époque. Juste la radio. On n’avait pas encore l’électricité. On utilisait le
quinquet et les bougies.
L’un de mes premiers livres relatait les aventures du
rat des villes et du rat des champs. De grosses lettres et de belles images
dont certaines en couleur. Un récit captivant dans lequel de petits animaux
pensaient, discutaient et agissaient de la même façon que les humains.
J’ai lu beaucoup de livres. J’en ai beaucoup acheté,
aussi. Mes armoires en sont pleines car le livre est un ami et un compagnon.
J’ai vivement apprécié « La vie sur terre,
prodiges et mystères » de Larousse. Il décrit les animaux des iles
Galapagos et il relate une chose étrange : les animaux de ces iles ne
fuient pas devant l’homme. Savez-vous pourquoi ? Parce qu’ils ne le
connaissent pas. Ce n’est qu’une fois que les animaux ont affaire à l’homme
qu’ils commencent à se méfier de lui ; lorsqu’ils comprennent que
c’est un prédateur comme le lion ou le
loup.
Car dans ces îles féériques, l’homme peut circuler au
milieu des animaux. Il peut s’approcher des albatros, des iguanes ou des
tortues géantes endémiques sans les effaroucher le moins du monde.
Quand j’étais tout petit, j’ai lu un petit livre
fantastique qui parlait des premiers hommes. Il portait le titre magique de
« La guerre du feu ». Il racontait l’histoire de Noah et de la belle
Gamla. Il décrivait la fuite des Oulhamr qui avaient perdu le feu. Ce livre m’a
ouvert le monde fabuleux de la préhistoire.
Le monde merveilleux est un livre de lecture de 1965
du Cours Moyen deuxième année, que j’ai beaucoup aimé. Comme le titre le dit si
bien c’est un livre merveilleux. Il est presque magique. Il contient de petites
histoires, drôles pour la plupart, pleines de
moralité et écrites dans un style d’enfant. On peut le lire d’un seul
coup, tellement il est captivant. Il comporte en outre de merveilleux dessins
en couleur.
Ce livre débute par l’histoire de l’escargot et du
chacal, il continue ensuite avec celle de la petite poule rouge et quantité
d’autres récits amusants.
60
Le cheikh
Abdel…..
Le cheikh Abdel…..
était un coopérant égyptien.
Mon père s’est attaché au cheikh Abdel….. Il
l’invitait souvent chez nous et parfois nous allions chez lui pour assister à
des cours ou pour discuter. Il habitait un des appartements pour célibataires
de la cité des enseignants, disparue depuis.
C’était un homme très brun, presque noir. Il avait un
gros visage rond et des yeux protubérants. Il n’avait ni barbe ni moustache. Il
était obèse et portait des vêtements très amples.
Je l’ai d’abord connu en classe. Il faisait des
dessins admirables au tableau avant de nous raconter des histoires sur les Prophètes.
Il a commencé par celle de Moïse. Cela lui a demandé un certain temps vu la
longueur de ce récit. La classe entière était suspendue à ses lèvres. Nous
l’écoutions admiratifs et silencieux, éblouis par le suspense du récit. Il faut
dire qu’il savait raconter des récits avec des intonations profondes. C’était
un maître dans ce domaine.
« Une nuit, le pharaon d’Egypte a fait un rêve,
commença-t-il. Il a vu une flamme surgir et foncer sur l’Egypte. Il s’est
réveillé, saisi d’un indicible effroi…».
Brave Cheikh Abdel….. Tu nous as fait vivre des heures
passionnantes. Sois en remercié !
61
Nos belles
lectures
CM2
(1966-1967)
Mon instituteur de Français, en CM2, était un jeune
homme très instruit, toujours vêtu avec élégance. Il était sévère mais juste.
J’étais l’un de ses meilleurs élèves. Le deuxième et
quelquefois le troisième. J’étais plus sûr de moi. Je participais en classe.
J’avais appris à être un bon élève.
J’avais deux concurrents coriaces. L’un d’eux était
gentil, propre et bien élevé. C’était l’un de mes meilleurs amis. Mon deuxième
rival et le plus retors était un peu plus âgé que nous.
Je me souviens surtout du livre de lecture. C’était un
livre réussi qui m’a beaucoup appris sur la langue française. Il avait pour
titre « Nos belles lectures ».
Quelques histoires captivantes, comme celle du
« Chat qui s’en va tout seul » m’ont beaucoup plu par leur style et
leur contenu. Ce livre se trouve
toujours dans mon armoire. Je le feuillète fréquemment avec amour et nostalgie.
Le CM2 est une classe d’examen pour le passage en
Sixième, porte du C.E.G dont nous lorgnions les bienheureux locataires avec
envie.
Car dans la vie, il est bon d’avoir du souffle pour
courir longtemps et entendre le vent siffler à ses oreilles.
62
L’accent
circonflexe
A la fin de l’année, j’ai passé l’examen de sixième
dans un établissement scolaire d’une autre ville. Je suis resté pendant toute
la journée dans cette école. Durant les interrogations écrites, chaque élève
occupait une table. Les énoncés des épreuves étaient distribués au fur et à mesure.
C’était long et difficile, d’autant plus que c’était mon premier vrai examen,
passé hors de mon école et de mon village, avec des élèves pour la plupart
inconnus. Je me souviens toujours du
titre du texte de l’épreuve de Français : Le four banal.
Parmi les surveillants, Il y avait une enseignante que
je connaissais mais elle n’était pas dans notre classe. Elle est venue pendant
l’examen. Elle est passée dans les rangs avant de venir se pencher sur ma
copie. Elle a posé son doigt sur le mot « brulant » que j’avais écrit
ainsi, lors de la dictée. Il manquait l’accent circonflexe. Je l’ai tout de
suite corrigé.
A la récréation, un de mes camarades m’a
interpellé d’un air accusateur: « Je l’ai vue. Elle t’a
montré ! »
J’aurais pu passer cet incident sous-silence. A quoi
bon parler d’un malheureux accent circonflexe, indéfiniment omis ou
oublié !
En réalité, c’est du geste de l’enseignante que je
veux parler. Car, cette femme s’est souvenue de moi. Elle n’a pas fait semblant
de ne pas me reconnaître. Elle a pris un risque certain en venant examiner ma
feuille.
Le soir, je suis rentré à la maison en compagnie de
mon père dans la voiture de l’un de ses amis. Je n’étais nullement inquiet
parce que, grâce à elle, je savais que ma copie ne contenait aucune erreur.
63
La bande
dessinée
La bande dessinée m’a permis de passer du bon temps et
de maîtriser le Français. Je lisais les belles aventures d’Akim, de Zembla, de
Blec le Roc, de Zagor, de Miki le ranger, du capitaine Swing des loups de
l’Antario, d’Oliver de la forêt de Sherwood, de Brik le marin, du Docteur
Justice, médecin sans frontières, de Kébir le cavalier intrépide, de Rahan
l’homme des âges farouches, ainsi que beaucoup d’autres.
Je n’oublie pas le fougueux Popeye, le rusé lapin Bugs
Bunny, la vieille Tartine et le vil coyote.
Innombrables personnages qui ont occupé ma jeunesse et
bercé mes rêves d’antan.
Mon frère aîné aimait beaucoup lire, lui aussi. Il
passait la nuit à bouquiner. Mon père n’aimait pas ce qu’il lisait. « Il
lit des histoires » disait-il. Pour lui, c’était une perte de temps. Il se
devait de lire des ouvrages sérieux.
Mon père aimait beaucoup A….. A moi, il ne m’a jamais
dit de ne pas lire d’histoires.
De toute façon ni mon frère ni moi ne pouvions rester
sans livres. Alors on partait en chasse. On connaissait tous les amateurs de
livres et de bandes dessinées du village. On faisait des échanges, des
marchandages parfois laborieux.
Mon frère avait un petit coffre en bois ou il mettait
ses bandes dessinées. Ce coffre à merveilles attisait notre convoitise.
Il aimait beaucoup le personnage d’Akim, tout comme
nous d’ailleurs. Un jour, nous avons voulu lire le numéro un de la série.
A……… a écrit une lettre aux éditions Mon Journal. Dans
l’enveloppe, il a ajouté des timbres algériens. Nous avons reçu une réponse qui
nous a grandement déçus : Nous n’avons que faire de ces timbres qui ne
sont même pas français. Si voulez lire les aventures d’Akim,
abonnez-vous !
Voici le numéro un d’Akim, le fils de la jungle, en
noir et blanc et en couleurs. Il y a aussi les versions italienne et allemande.
Tu peux les lire quand tu veux, mon frère. Je te les offre par-delà les brumes.
64
1967-1968
Ma vie au
collège
Cette photo de Sixième m’a été envoyée dernièrement
par l’un de mes camarades de classe. Il suffit d’une simple image pour que la
mémoire revienne en force. Preuve, sans doute, que tous les souvenirs sont
cachés quelque part dans notre cerveau et qu’ils ont besoin, pour se
manifester, d’un support matériel auquel s’accrocher.
Je suis le deuxième, en haut à droite. Je reconnais
des camarades que j’avais totalement oubliés. J’ai vécu avec ces collégiens
durant plusieurs années. Parmi eux, certains sont devenus, avec le temps, de
véritables amis, d’autres par contre sont demeurés de simples camarades de
classe.
65
Qu’elle était verte, ma vallée !
Je garde ce livre dans mon armoire. Je l'ai lu dans ma
jeunesse. Je le retrouve toujours avec plaisir. Une sorte de pèlerinage. Après
tant d'années, ce livre a toujours le même goût; celui d'un pain rustique qui
vient juste de sortir du four et que l'on déguste brûlant, morceau par morceau.
Ce livre ne vieillit pas.
Toutes les époques lui appartiennent et il appartient
à toutes les époques. Car l’histoire qu'il raconte, tout humain l'a vécue,
chacun à sa manière. Seul le décor change.
66
Mon premier
livre de science-fiction
J’ai lu mon premier livre de science-fiction en Sixième.
Mon copain de table K……, le frère du directeur, a ramené dans son cartable un
livre d’Ivan Efremov, intitulé « La nébuleuse d’Andromède ». Il me
l’a prêté. Je l’ai lu en classe pendant les heures creuses. C’était d’abord
pour chasser l’ennui mais dès les premières pages, le récit m’a captivé. Cette
aventure d’un équipage voguant dans l’espace à bord d’un astronef et affrontant
des dangers inconnus m’a ouvert le monde de l’astronomie et de la navigation
interstellaire.
Le titre du premier chapitre « L’étoile de
fer » faisait déjà rêver. Il laissait entrevoir la richesse scientifique
de la suite du récit. Ce fut ainsi que j’inaugurais le monde merveilleux de la
science-fiction.
67
Le Coran
Le Coran est le livre sacré. Il contient des versets
divins qui scintillent de l’éclat de leur glorieuse origine. Ses lettres, pétales de fleurs épanouies,
exhalent un parfum exotique.
Des mots merveilleux, admirablement tressés,
remplissent le cœur de chaleur et d’humilité et donnent un avant-goût mielleux
des fruits du paradis.
Durant des vacances d’été, mon père m’a emmené dans
une mosquée pour apprendre quelques sourates du Coran. Cette mosquée a disparu
aujourd’hui. C’était au départ une petite maison de la cité transformée pour la
circonstance.
L’imam n’était pas toujours présent. Il confiait le
travail ingrat de la surveillance des Gnadiz (élèves) à l’un de ses jeunes talebs.
J’étais parmi une vingtaine de marmots qui apprenaient en chœur et à haute voix
leurs premiers versets.
Ils répétaient bruyamment avec des voix perçantes
pendant une ou deux heures sous l’œil indifférent du jeune taleb avant de
s’éparpiller dans les rues.
68
Souvenir du
Ramadhan
Durant le mois de Ramadhan, chaque soir, chacun de
nous préparait sa petite table basse.
Elle devait être prête pour l’heure du repas, lorsque le muezzin ferait
entendre sa voix tant espérée pour nous libérer des chaines de l’abstinence. Un
petit pain, une brioche, une moitié de citron, une cuillerée de piment, pouvait
faire la différence entre une table et une autre. Chacun de nous partait en
prospection avant le coucher du soleil pour ramener le bon ingrédient ou le
meilleur jus.
Un va et vient incessant dans la cour. Ma mère et mes
sœurs préparaient le repas du ftour. Mon père récitait le Coran dans sa
chambre. Nous étions tous présents et nous étions ensemble. Les voix étaient
gaies. C’était le bon vieux temps.
Ma tante était souvent avec nous durant le mois de
Ramadhan. Avant toute nourriture, elle prenait une tasse de café noir pour
rompre le jeûne. J’ai pris d’elle cette habitude. J’ajoutais parfois une goutte
de citron au café. Depuis qu’elle est partie, plusieurs fois durant ce mois
vénérable, je refais le geste de ma tante, comme un rituel sacré qui perpétue
son souvenir.
69
Au lycée
J’ai passé deux ans au lycée de 1971 à 1973 en tant
qu’interne. Les élèves étaient nombreux. Mes camarades du CEG étaient avec moi.
Je me suis fait beaucoup d’autres amis parmi mes nouveaux camarades de classe.
La cantine ouvrait à midi. Le cuisinier était un
maître. Il faisait des plats succulents que je n’ai jamais mangés ailleurs. A
chaque repas, de nouveaux mets. Il aimait varier. Je me souviens d’un plat aux
carottes avec de la viande bien cuite. Les carottes étaient découpées en
tranches et baignaient dans une sauce colorée au safran. Le tout était servi
dans des plats en métal argenté.
Le soir, nous faisions l’étude, surveillés par des
pions. Parmi eux, il y en avait de sympathiques. Ils nous racontaient des
blagues qui nous faisaient rire aux éclats.
A neuf heures, nous allions nous coucher. Des lits
métalliques, des matelas épais, des oreillers, des draps et des couvertures.
Chacun avait une trousse de toilette qu’il avait ramenée de chez lui. Nous étions
si fatigués que nous n’avions guère envie de discuter. Le temps de faire sa
toilette et de se mettre au lit !
Dès que les lumières s’éteignaient, tous les élèves
sombraient dans le sommeil, terrassés par la fatigue.
70
La petite
ampoule lacrymogène
Un élève turbulent, bien rasé et costumé, ramène un
jour dans ses poches, de petites ampoules qui contiennent un liquide jaunâtre.
Avant l’arrivée du professeur d’Anglais, il brise l’une d’elles avant d’en
éparpiller le contenu aux quatre coins de la classe. Une vapeur irritante et
une odeur nauséabonde envahissent aussitôt la salle. Quand le professeur
arrive, il trouve tous les élèves dehors. Dès qu’il pénètre dans la classe, il
est agressé par une odeur et un brouillard inexplicables. Il en ressort aussitôt
en bouchant ses narines et en pestant contre le manque d’hygiène et de
salubrité de l’endroit. Il nous invite à changer de classe, ce que nous faisons
de bonne grâce.
Cet élève audacieux ne s’arrête pas là. Il
récidive ! De la même manière, il prépare la salle au professeur de
mathématiques, le sieur R…..
Un drôle de type celui-là. Un jeune coopérant français
d’une humeur irascible. Il porte un costume gris. Il parle tout seul. Il nous
fait entrer dans la classe avant d’y pénétrer lui-même. Dès qu’il sent l’odeur
du produit, il le reconnait.
-- Fermez les portes et les fenêtres, ordonne-t-il.
-- Mais Monsieur, ça pue !
-- Ah oui et alors ? Je connais ma chimie, moi.
C’est du … suivit un terme incompréhensible. De mémoire, il en cite les
composants. Vous allez rester ici et en plus vous allez faire une interrogation
écrite tout de suite ! Je vais vous apprendre, moi, à faire des
farces !
Il tâtonne dans sa veste. Il met d’abord des lunettes
de soleil puis il tire un paquet de cigarettes de son autre poche. Il allume
cigarette sur cigarette pour aggraver la situation.
Mon Dieu, dans quel guêpier nous sommes nous
fourrés ? Qui aurait imaginé que ce professeur déglingué était un grand
savant ?
Et effectivement, nous passons un examen dans des conditions plus que défavorables. Les
yeux piquent, le nez coule, la tête tourne. Impossible de se concentrer et
d’écrire quoi que ce soit. Durant toute une heure, le professeur tourne dans
les rangs en gesticulant jusqu’à la sonnerie libératrice.
Je suis plutôt mal en point car en d’autres
circonstances, je l’aurais applaudi. Que diable ! Quelle idée farfelue de
jouer un tour pareil à un professeur de mathématiques, intraitable de surcroit.
71
La remise
des prix
En seconde, à la fin de l’année, lors de la remise des
prix, je me suis rendu au Lycée avec mon ami K……. Nous avons pris le bus. Nous
sommes arrivés légèrement en retard. Les invités étaient déjà en place, assis
sur des chaises placées en face de tables scolaires chargées de livres.
La distribution a commencé. Un responsable appelait
les élèves inscrits sur une liste et ils se présentaient à tour de rôle pour
prendre possession de leurs prix. Le public les applaudissait pour les
féliciter.
Petit à petit, le nombre de livres octroyés a commencé
à diminuer. Les applaudissements devenaient également de plus en plus rares.
Néanmoins, sur une des tables, il restait un lot
important de livres qui n’avait pas encore été distribué. Il devait y avoir une
erreur quelque part. Aussi, j’ai décidé d’intervenir. Je me suis avancé vers le
chargé de la remise des prix et j’ai décliné mon nom. Il a dit « Ah,
oui ! » et il s’est dirigé vers le lot délaissé. Il m’a tendu tout le tas. C’était assez lourd
et quand je me suis retourné pour faire face aux invités, les applaudissements
ont repris de plus belle.
J’avais obtenu les prix de toutes les matières. Il y
avait 22 livres dans le tas. Une belle performance. K…… m’a aidé à les porter
jusqu’à la maison.
72
La faculté
de droit
Ce devait être en septembre 1974. Mon camarade C…. et
moi, nous avons pris le train d’une heure du matin à destination d’Alger. Nous
y avons passé une nuit épouvantable. Le train était bondé. Il s’arrêtait à
toutes les gares. Nous sommes restés debout des heures durant. J’étais fourbu
quand nous avons enfin quitté le train.
Il nous a fallu d’abord attendre l’ouverture de
l’université centrale pour récupérer les formulaires d’inscription. Ensuite,
nous avons dû encore patienter devant les guichets pour déposer nos dossiers.
Une chaîne effrayante attendait. J’étais extenué.
Le matin il faisait frais mais vers dix heures du
matin le soleil a commencé à taper dur. Nous étions dans la rue car la chaîne
parvenait jusque-là. C’est alors qu’il m’est arrivé quelque chose d’étrange. Il
m’a tout à coup semblé que les objets avaient perdu leur consistance. Qu’ils
étaient irréels. Comme dans un film. Ces immeubles immobiles, ces voitures qui
passaient ressemblaient à des pellicules. Les effets du manque de sommeil, de
la fatigue et du soleil ardent se sont conjugués pour produire cette sensation
de flottement. Je me suis écarté de la foule à la recherche de l’ombre.
Mais nous n’étions pas encore au bout de nos peines.
Dans l’état où j’étais, il m’a fallu encore surmonter les procédures
administratives extrêmement pénibles du dossier d’hébergement et du dossier de
bourse. Pendant des heures j’ai arpenté des couloirs, rempli des formulaires et
poireauté aux guichets. Certains sont rentrés chez eux parce qu’il leur
manquait un papier auquel ils n’avaient pas pensé.
Le soir nous avons repris le train pour rentrer chez
nous. Mais cette impression pénible m’est restée. Le monde était devenu
vaporeux. Je ne suis pas parvenu à retrouver cette sensation du concret.
73
L’escroc
J’occupais une chambre à la cité universitaire avec un
étudiant d’une autre ville que la mienne. Une toute petite chambre qui
suffisait à peine à contenir deux lits opposés, une table et une chaise scolaire.
Rangés sur la table, j’avais un tourne-disque, des disques et des livres dont
un gros dictionnaire que j’avais achetés avec ma bourse.
Je n’ai pas tardé à connaitre tous les étudiants de la
ville de mon copain de chambre car ils venaient souvent discuter avec lui.
Ils étaient actifs, fougueux, pleins de vie et
studieux. Ils jouaient quelquefois à la belotte dans la chambre qui se
remplissait alors de cris et de fumée. Ils blaguaient et leurs rires
retentissaient joyeusement le long du couloir obscur.
Un jour, l’un d’entre eux est venu dans ma chambre,
accompagné d’un inconnu. J’ai pensé que c’était un autre étudiant.
C’était un homme charmant, de taille moyenne, un peu
corpulent, plein d’humour et de sagacité. Cet individu ne nous a plus quittés.
Tout le monde semblait le connaître. Il est devenu rapidement inséparable du
groupe. Il allait et venait quand bon lui semblait et il était toujours reçu
avec bonhommie par tout le monde.
Un matin, après avoir suivi un cours à l’amphithéâtre
de la faculté située à quelques centaines de mètres de la cité, je suis
retourné à ma chambre.
J’ai ouvert la porte et je suis entré sans rien
remarquer d’anormal de prime abord. Ce n’est que lorsque j’ai regardé la table
que j’ai constaté que mes affaires n’y étaient plus. Je suis resté indécis mais
sans m’alarmer vraiment, pensant que quelqu’un les avaient peut-être
« empruntées » ou que mon copain de chambre les avaient déplacées
pour une raison ou pour une autre. J’ai cherché partout. Rien.
Ce n’est que le soir, quand tout le groupe se
rassembla que je compris ce qui c’était passé. Quelqu’un me demanda :
-- Tu n’as pas vu « untel » ?
-- Non, pas aujourd’hui.
-- Il nous a tout pris.
-- Mais je le croyais originaire de votre ville.
-- Mais non, pas du tout. Pour nous, c’était toi qui
le connaissais.
-- De toute façon, à moi non plus, il n’a rien laissé.
Un escroc s’était infiltré parmi nous. Il a patiemment
attendu qu’on l’adopte et qu’on lui fasse confiance. Il a joué la comédie
pendant deux mois. Le loup dans la bergerie. Il observait avec la patience du
serpent. Il a dû faire le double des clés et choisir le moment propice pour
passer à l’action. Il avait probablement des complices. De toute façon, je n’ai
pas insisté. C’était un coup imparable.
74
Pris au
piège
Les étudiants n’attendent qu’un prétexte pour foutre
la pagaille. Des désaccords surgissent quelquefois pour des broutilles. La
raison importe peu car le problème possède une autre dimension. Un certain
après-midi, suite à une confrontation violente entre deux groupes, je me
retrouve coincé.
L’un d’eux parvient à repousser hors de la faculté ses
adversaires plus nombreux mais désorganisés.
Voyant des groupes menaçants surgir des allées et des
voies de circulation, je me réfugie dans une salle de cours. J’y trouve trois
personnes dont un couple qui n’a rien à voir avec la confrontation.
Les revanchards passent les classes en revue. Ils
s’arrêtent devant notre refuge et nous demandent de sortir. Le personnage qui
était avec le couple à mon arrivée empoigne une chaise et empêche les
agresseurs d’entrer en leur donnant de violents coups à travers la porte. Puis,
profitant d’un moment de répit, il place la chaise sous une des nombreuses et
hautes fenêtres de la salle qui donnent de l’autre côté. Il saute dessus et
agrippe le bord d’une fenêtre. Il se hisse et disparaît par l’ouverture. Nous
ne sommes plus que trois.
Je prends également une chaise pour parer aux pierres
que l’un des agresseurs me lance à travers la porte en me visant soigneusement.
Une fille lourde, un peu plus âgée, rejoint le groupe.
Elle semble commander. Elle nous jette un regard indifférent avant de détourner
la tête et de disparaitre.
Pendant ce temps, l’homme du couple engage des
négociations avec les agresseurs. Il leur pose ses conditions : «Je sors si
vous ne touchez pas à la fille». Le couple sort. Ils se jettent sur eux et les
terrassent. Ils les tabassent à coups de bâtons et à coups de pieds. Sans
pitié. C’est ce qui m’attend. Je saute sur la chaise, j’agrippe le bord de la
fenêtre. Deux pierres lancées furieusement percutent violemment le mur de part
et d’autre de ma position. Je tire de toutes mes forces pour me hisser.
J’atteins l’ouverture et je passe de l’autre côté. Je suis sauvé. Je ne sais
plus si j’ai sauté. A partir de là, le film devient flou.
Je pense souvent à ce couple martyrisé. C’est grâce à
eux que j’ai pu échapper à ces barbares. Leur supplice m’a donné le temps
nécessaire pour agir. Leurs assaillants étaient des lâches.
75
Une
rencontre imprévue
J’étais à l’Université. Je m’ennuyais ou était-ce un
pressentiment ? Je suis descendu à Alger. A pied. Je connaissais les
raccourcis. J’ai emprunté les escaliers qui descendent vers le centre-ville. Je
marchais dans une ruelle étroite depuis un moment quand soudain, à un tournant,
je me suis heurté à mon père. Je l’ai embrassé. Il avait l’air fatigué. Il a
peut-être passé la journée à marcher. Je ne lui ai pas demandé la raison de sa
présence. Nous avons discuté pendant quelques instants puis il est parti
prendre le train pour rentrer à la maison.
Cette rencontre était-elle fortuite? Ou bien,
était-elle due à un concours de circonstances qui a guidé le père et le fils
vers une rencontre hautement improbable?
Il se serait subitement matérialisé à notre insu dans
un évènement imprévisible. La vie est truffée de mystères. Des choses
intangibles que nous ne saisissons pas existent bel et bien !
76
Après
l’université
J’avais fait fausse route depuis le début. Je suis
resté deux ans à l’université avant de comprendre que ces études ne me disaient
rien. J’étais pourtant admis en
troisième année mais malgré cela j’ai abandonné. Je suis rentré à la maison. En
cours de route, j’allais perdre encore un an.
En ce temps-là, il suffisait de frapper à n’importe
quelle porte pour être embauché. J’ai travaillé dans un lycée. J’ai joué au
secrétaire durant quelques mois. Il y avait avec moi deux de mes amis. Nous y
avons rencontré un ancien camarade du collège et du lycée. Quelques mois puis
nous avons quitté, l’un après l’autre.
J’ai aussi tenu une agence postale. Tout seul. J’étais
en même temps le receveur, le guichetier, le facteur et le caissier.
77
Une maladie fatale
La tuberculose, cette horrible
maladie contagieuse, a fait des ravages dans la famille. Je me souviens d’une
femme maigre et silencieuse, au visage émacié, qui suivait des soins chez le
médecin du village. Elle passait souvent chez nous avant de rentrer chez elle.
Elle avait deux gosses. Elle a fini par disparaitre emportée par cette terrible
maladie. Son mari n’a pas tardé à la suivre, atteint du même mal. Je l’ai
rencontré peu de temps avant sa mort. Il sortait de chez le médecin. Incapable
de marcher, il était affalé sur le bord de la route, son fils debout près de
lui. J’étais avec mon petit cousin. Nous arrivions d’un voyage en auto-stop,
complètement fauchés.
Dès que nous l’aperçûmes dans
cette position inusuelle, nous nous rendîmes auprès de lui pour le saluer et
nous enquérir de ses nouvelles. Il était gravement malade. Il nous a demandé de
lui payer un taxi pour qu’il puisse rentrer chez lui. A notre grand regret,
nous ne pûmes le satisfaire. Une épine m’en est restée, accrochée dans la
gorge.
Je l’ai revu encore une fois.
L’état de ce pauvre homme avait empiré. Il a passé ses derniers jours dans la pièce où je suis né,
sa maison en pisé s’étant effondrée sous les assauts des intempéries.
78
Pilote
d’hélicoptère
J'ai soixante-quatre ans aujourd'hui. Ma vie a été
bien remplie. J'ai volé pendant vingt-quatre ans. Le ciel m'a appartenu. Je
l'ai sillonné comme un laboureur qui aime sa terre et lui prodigue les
meilleurs soins. J'ai peut-être réalisé le rêve de quelques-uns de mes
ancêtres ; ceux qui suivaient les oiseaux des yeux et enviaient leur vol
féérique.
Je n'ai pas connu mes ancêtres mais leur héritage
génétique est devenu le mien. Ils ont été nombreux, sans doute, depuis la nuit
des temps, pour parvenir jusqu’à moi. Je ne sais pas qui ils étaient car depuis
très longtemps leurs noms ne retentissent plus dans les montagnes et les vallées
qui ont fini par les oublier.
79
L’avion.
Je n’ai
jamais approché un avion de ma vie mais j'en ai entendu des tas bourdonner dans
le ciel, sans savoir leurs noms ou connaître leurs destinations. Si certains
volaient très bas, en frôlant les arbres ou les toits des maisons, d'autres
passaient si haut que seul le bruit qui les accompagnait signalait leur
présence.
Je me
souviens qu'au temps de la colonisation, un pilote venait parfois s'entrainer
au-dessus du quartier sur un avion de guerre de petites dimensions. Un
monoplace. Il adorait les acrobaties à basse altitude. Un jour, debout sur
le trottoir à proximité de la maison, je l'ai entendu rappliquer. Il
a effectué un retournement si bas au-dessus de l'écurie, située de l'autre côté
de la route, que j'ai pu nettement distinguer son visage. Il avait des yeux
gris. Il portait un blouson noir, un casque de cuir et de grosses lunettes
de motard. Une autre fois, j'ai assisté à l'atterrissage d'un hélicoptère, une
Alouette II, sur la placette de la Mairie. Je ne pouvais me douter alors que,
vingt ans plus tard, je piloterai des alouettes au-dessus des Pyrénées.
80
Mon premier vol
Mon
premier vol, je ne le fais pas en tant que passager. Je suis aux commandes.
J'ai même une check-list à la main. J'ai bien essayé de la lire pour en retenir
quelque chose mais le temps m'a manqué. De nombreux termes n'ont aucun sens
pour moi. Et vous savez sans doute que les textes les plus difficiles à
retenir sont ceux qui contiennent des mots inconnus.
Ce sont
des termes techniques du jargon de l'aviation qui provient en grande partie de
celui de la marine car l'homme imite le poisson depuis des millénaires mais il
ne copie l'oiseau que depuis moins d'un siècle.
Pour
l'instant, je m'occupe de choses plus urgentes : boucler ma ceinture et ajuster
mes pédales. Tous ceux qui ont fait du vélo connaissent ces bidules et savent
ce que ça coute de perdre les pédales. Pour corser l'affaire, un moniteur
au regard inquisiteur qui ne mâche pas ses mots.
Je lorgne
un tableau de bord flambant neuf, bourré d'instruments exotiques. La plupart
d'entre eux ne me disent rien. Mais ils auront tout le temps de me parler plus
tard. Quand je serai disposé à écouter leur discours.
En effet,
les instruments parlent. Il faut toujours leur faire confiance et les écouter.
Ils disent que telle chose se porte bien et que telle autre est souffrante. Ils
invitent à la prudence ou à agir en urgence. Ils fournissent une foule de
renseignements sur l'état de la machine et les conditions de vol. Ils
participent à la conduite de l'aéronef.
Ce sont
de précieux auxiliaires, sérieux et indispensables !
Ils ont
aussi un rôle psychologique. Ils vous rassurent quand ils vous assurent que
tout va bien. En cas de danger, ils vous préviennent, parfois suffisamment à
l'avance pour que vous puissiez prendre vos précautions.
Par
chance, c'est le moniteur qui fait le démarrage en commentant ses actions à
haute voix. Le roulage, nous le faisons ensemble. Inutile de préciser que ce
n'est jamais aussi facile à dire qu'à faire. D'abord, un aéronef n'est pas fait
pour rouler mais pour voler car c'est sa fonction principale. Celui qui l'a
conçu n'a pas cherché midi à quatorze heures: le système qui lui permettra de
voler lui permettra certainement de rouler. L'ennemi de l'aviation est le poids
!
L'hélice
tire l'avion par le bout du nez ; les roues libres se mettent en rotation et
l'avion avance.
Pour
tourner, il faut pousser sur le palonnier afin de braquer la gouverne de
direction située sur la queue. Cette petite surface, sous l'effet du souffle de
l'hélice, entraine la queue d'un côté ou de l'autre. L'avion tourne. Ainsi
l'aéronef se déplace en utilisant uniquement la masse d'air qui l'entoure. Ce
qui n'a rien à voir avec le principe mécanique d'un véhicule
automobile. Aussi, maitriser une machine qui se meut de cette manière lors
d'une première tentative est fort improbable.
En
aéronautique, rien n’est évident pour celui qui ignore. Le pilotage est truffé
de gestes anodins dont le but n’est pas clair mais que personne n’a le temps ou
l’envie d’expliquer.
81
Décollage.
Après
bien des péripéties, l’avion s’aligne enfin sur la piste. D'un geste rageur, le
moniteur pousse la manette des gaz à fond tout en maintenant la pression sur
les freins pour empêcher l'avion de détaler. Dans un grondement assourdissant,
ce dernier se met à vibrer dangereusement comme s'il allait s’éparpiller sur le
goudron.
Les freins
lâchés, l’aéronef libéré bondit pour avaler la piste. Des corrections rapides
aux palonniers permettent de le remettre dans l'axe car il a tendance à partir
à gauche, dans le sens opposé à celui où tourne l'hélice. Il prend de la
vitesse. Il accélère. Il cherche désespérément à s’accrocher à la vague
aérienne qui manque encore de fermeté. Elle l'agrippe puis le laisse choir. Il
se débat dans la zone instable de l'accrochage. Il tressaute comme un
esquif malmené par les flots.
La
vitesse requise atteinte, le moniteur tire sur le manche. L’avion quitte la
terre ferme comme une feuille de papier désemparée, ballotée par la tourmente.
A deux mètres de hauteur, je regarde le sol qui s’éloigne très vite. Je sens un
creux dans l’estomac. Je respire pour combler le trou.
82
Aux commandes.
En vol,
je prends les commandes. Mettre le capot sur l’horizon. Ajuster les
tours-minute. Prendre un repère au loin. Essayer de rester stable. Compenser.
Contrôler les paramètres...
Pas
facile tout ça, hein ? Trop de choses à la fois. Je n'ai aucune appréciation du
dosage ni aucune anticipation. Cela ne viendra que plus tard. Avec
l’expérience, l’impossible devient possible. Mais il faut faire et refaire
jusqu’à ce qu’il devienne facile d’exécuter plusieurs choses à la fois.
J’essaie
de faire de mon mieux. Je ne sais pas ce que veut dire "compenser". A
chaque fois qu'il prononce ce mot, le moniteur tourne une petite roue, située
entre les sièges, vers l'avant ou vers l'arrière, en fonction d'une situation
qu'il est le seul à apprécier. A quoi peut bien servir cette molette ? A
stabiliser l'avion ou à soulager les commandes ? Je n'en sais rien pour la
simple raison que personne n'en a rien dit.
Et puis,
ce n'est qu'une petite roue timide, nichée à l'abri des regards, entre deux
sièges bien rembourrés. Pas facile à dénicher par un œil saturé par
tant d'instruments à reluquer. Pour le moniteur, "compenser" ne
nécessite probablement aucune explication. Un peu comme l'instituteur lorsqu'il
dit à son élève "Ferme ton cahier !". Tout le monde sait fermer son
cahier. C'est toujours plus facile que de l'ouvrir, n'est-ce-pas ? Ou alors il
pense tout simplement que c'est hors de la compréhension du débutant que je
suis. De toute façon cela ne me gêne aucunement tant que c'est lui qui fait le
boulot. J'ai bien tourné la roue plusieurs fois sans savoir où m'arrêter
jusqu'à ce qu'il me dise de stopper.
Certains
vont sans doute penser que je fais du remplissage mais comme je n'ai que deux
ou trois pages à écrire, ils se trompent certainement sur mes intentions. Maintenant
que je sais à quoi sert ce bidule, je pense que c'est important de savoir le
manier.
Parfois
l’avion pique du nez. Il descend. Je le vois à l’aiguille de l’altimètre qui se
déplace de plus en plus vite sur des chiffres de plus en plus petits. La vitesse
augmente. Il faut intervenir. Redresser, remettre le capot à sa place sur
l'horizon, jouer avec le manche, les pédales et la manette des gaz pour obtenir
un résultat durable. Mais le dosage fait défaut. Je corrige trop ou pas
assez.
Lorsqu'un
gars prend l'avion, c'est toujours pour aller quelque part. Changer d'endroit.
Rencontrer une colombe ou une tourterelle. Un voyage d'affaire ou de plaisance.
Il ne s'agit pas de trainer en route.
L'avion
doit filer tout droit à une vitesse dite de croisière qui lui permet de
consommer le moins de carburant possible entre deux points en un temps record.
C'est le but de tout l'apprentissage aéronautique. Aller d'un point à un autre
sans perdre son temps et son carburant. Rallier la destination en toute sécurité
avec son fret ou ses passagers. Simple, non ?
Pendant
ce temps (de réflexion), l'avion est en montée. Il retrouve enfin son altitude.
Pour la dépasser aussitôt. Il continue à monter sans se soucier de mes
supplications muettes. La vitesse dégringole. Il faut tout refaire en sens
inverse !
83
Décrochage.
En effet,
si la vitesse descend au-dessous d'une certaine valeur, l'avion redevient ce
qu'il a toujours été. Un tas de ferraille ! La force qui le rend semblable
au moineau disparait d'un seul coup, comme une corde tendue tranchée par un
rasoir. On appelle cela "décrochage", terme qui décrit exactement le
phénomène.
La
pesanteur prend l'avion immédiatement en charge. Pas de souci de ce côté. C'est
un système qui ne tombe jamais en panne. Toujours opérationnel. Tant que la
force de portance agit, il répond absent à l'appel tout en restant à l'affût. A
la moindre faiblesse, il récupère toutes ses prérogatives. Il renvoie le
rebelle au tapis qu'il n'aurait jamais dû quitter.
Logiquement,
s'il existe un décrochage, c'est que quelque part il y a eu un accrochage. Mais
où et à quoi ?
A la
masse d'air, évidemment. A la vague aérienne qui ne consent à faire le mulet
que s'il y a des ailes prêtes à l'accueillir à la vitesse voulue!
Si, dans
un avion, l'accrochage passe inaperçu durant la course ronflante sur le
goudron, il n'en est pas de même dans un hélicoptère.
C'est un
phénomène que le pilote rencontre à chaque décollage sauf si le vent est assez
fort. Dans ce cas-là, l'hélicoptère est déjà accroché, lorsqu'il se met en
stationnaire, face au vent. Le pilote d'hélicoptère "contre"
l'accrochage, selon le terme usité. En réalité, en poussant sur le manche, il
plonge dans la masse d'air comme un nageur dans l'eau. Car la vague qui déferle
tend à le repousser comme un corps étranger. Il faut lui opposer une résistance
pour la forcer à coopérer. L'hélicoptère plonge alors dans l'océan aérien. Il
nage lui aussi à sa manière.
Car un
aéronef n'est pas un bâtiment de surface mais plutôt un submersible puisqu'il
se meut à l'intérieur de l'océan aérien. Si l'air avait une couleur au lieu
d'être incolore, l'homme s'apercevrait aussitôt qu'il vit au fond d'un océan
dont la surface se trouve très haut au-dessus de sa tête. Si j'en parle, c'est
pour la simple raison que ce n'est pas évident. Mais même l'évidence est
parfois trompeuse.
Voilà. Je
n'ai pas appris à voler ce jour-là, ni les jours suivants. Il faut du temps
pour devenir pilote. Du temps et de l'obstination. Il faut aussi avoir de bons
moniteurs qui vous montrent les ficelles du métier. Mais sachez que l'on n'est
jamais au bout de ses peines. Pendant toute sa carrière, le pilote
apprend du nouveau à chaque vol.
84
Tarbes
Le 7 juin
1979, je suis arrivé, tôt le matin à la ville de Tarbes, après avoir passé une
nuit paisible dans un train en provenance de Paris. J’avais pris le départ
d’Alger la veille en compagnie de mes collègues à bord d’un Boeing 707 d’Air
Algérie.
La
journée était libre. J’ai quitté l’hôtel dans lequel nous avions été hébergés
pour jeter un coup d’œil au voisinage. Il faisait beau.
Charmante
ville que Tarbes. Calme et paisible. La rivière de l’Adour coulait un peu plus
loin dans un lit large et profond. J’apercevais au loin, dans la direction du
Sud, les sommets des Pyrénées couverts de neige.
Vêtues
avec élégance, les femmes étaient adorables. Leurs voix mélodieuses berçaient
l’air du matin avec cet accent chantant du midi auquel nous a habitués
Fernandel dans ses films. La première impression est souvent la bonne.
Le
lendemain le bus de l’école de pilotage s’est garé devant l’hôtel. Nous sommes
montés à bord et chacun a choisi la place qui lui convenait le mieux pour être
à son aise. J’ai vu défiler des bâtiments et des magasins, des monuments et des
placettes.
Nous
sommes arrivés au site de l’école. De nombreuses cabines préfabriquées
alignées, et bien entretenues abritaient les salles de cours et de repos ainsi
que les bureaux. Un hangar servait à la maintenance des hélicoptères.
Un
parking comportait un certain nombre de DZ (plateformes). Des hélicoptères y
étaient stationnés dont des Alouettes II, des Alouettes III et des Gazelles.
A
proximité, il y avait des garages pour des avions privés. Durant les jours
ouvrables, leurs rideaux demeuraient fermés. Le weekend leurs propriétaires
venaient démarrer leurs avions et
décoller en direction des Pyrénées. Ils revenaient ensuite les garer à
l’intérieur avant de disparaître pour une semaine.
Il ne
régnait pas une grande activité à l’aéroport de Tarbes. Quelques vols par
semaine et parfois des passages d’avions miliaires.
Nous
avons rencontré d’autres stagiaires, venus d’autres pays arabes et africains.
Ils volaient déjà depuis plusieurs mois.
Les cours
ont débuté aussitôt. Des instructeurs commencèrent l’exécution du programme
théorique nécessaire avant toute activité aérienne. Des gens cultivés,
spécialisés dans leurs domaines respectifs dispensaient des cours clairs et
précis.
85
Le test de
navigation
Au cours de notre formation, chaque semaine nous
passions des tests. Un par matière. Je me souviens du test de navigation.
C’était le premier du lot.
L’instructeur est entré en classe. Brun, svelte, moustache bien taillée, sourire aux lèvres.
Il portait un costume gris et fumait du tabac brun, des Gauloises, je pense. Il
avait le verbe facile. Il connaissait bien l’Algérie. Il parlait souvent de
Port-aux-Poules comme s’il y avait vécu. Il racontait des anecdotes amusantes
sur l’aviation.
Tout le monde se taisait. Il tenait une pile de
double-feuilles. Il a commencé par celle du dessus. Les copies étaient placées
dans l’ordre, de la plus haute note à la plus basse. Il annonçait le nom puis
la note suivie d’un commentaire.
J’attendais mon nom. Les notes devenaient de plus en
plus chétives. Toujours rien. Des visages commençaient à se tourner de mon
côté. J’étais mal à l’aise.
Ma copie fût quand même la dernière : Monsieur
M.D. Alors là, c’est le chef. 20.
Monsieur C…… souriait du tour qu’il nous avait joué.
Il avait laissé la première copie en dernier. Du vrai suspense. Il a réussi à
surprendre tout le monde, moi en premier.
86
L’Alouette
II
Le premier hélicoptère sur lequel j’ai volé était
l’Alouette II, le fameux hélicoptère français. C’est une machine des années 50,
la première au monde à être dotée d’une turbine à gaz au lieu d’un moteur à
pistons.
Quand j’étais enfant, je l’ai vue se poser un jour sur
la placette en face de la mairie, vers la fin de la guerre. Je me souviens
qu’après l’arrêt du moteur, le rotor a continué longtemps à tourner à vide,
comme si cet appareil ne disposait pas encore d’un frein rotor. J’étais loin de
me douter alors, qu’un jour, je piloterai cet engin.
Cet hélicoptère est un vrai bijou. Il n’est pas très
rapide mais il est assez puissant pour son tonnage et malgré son ancienneté, il
est fiable et très stable. Il faut de la finesse pour le piloter. Il peut se
poser à 3000 mètres quand les conditions sont favorables. Il n’a pas de roues
mais des patins. Ainsi, on peut faire du ski sur les pentes enneigées. Je l’ai
fait un jour avec notre chef de groupe, sur un versant des Pyrénées. C’était
épatant.
87
Le stationnaire.
Le but de ces vols était l’accoutumance et la maîtrise
de la machine. Le plus difficile était le vol stationnaire. Tout dans une pièce
de monnaie de 10 centimes, marmonnaient les pilotes et les moins pilotes, c'est-à-dire
garder la course du manche à l’intérieur du plus petit cercle possible pour
rester immobile. On dit aussi que l’hélicoptère demande de la poigne. En fait,
ce n’est pas tant serrer qui compte, mais surtout éviter le sur-contrôle, chose
impossible pour un bleu.
Maintenir le stationnaire c’est comme monter à
bicyclette. Ce n’est qu’après des chutes violentes sur les cailloux et sur les
trottoirs que ça vient d’un seul coup. Trouver l’équilibre, le juste milieu. Il
faut plusieurs heures de vol pour pouvoir faire un stationnaire acceptable qui
permet de se poser sans casser la machine et sans se renverser. Car
figurez-vous, sans stationnaire, on ne peut rien faire sur un hélicoptère
puisqu’on ne peut ni décoller ni atterrir. La base du vol en hélicoptère est le
stationnaire. Le meilleur se situe dans la plage du centimètre mais cela
demande une grande expérience.
Il faut prendre un repère au loin et garder sa
position par rapport à ce point. Si ce repère demeure fixe alors l’hélicoptère
est immobile.
88
Les commandes
Toutes les commandes d’un hélicoptère interagissent.
Si vous touchez l’une d’elles vous êtes obligés de toucher à une autre car
elles ont des effets primaires et des effets secondaires. Ce sont ces derniers
qu’il faut corriger en agissant sur les autres commandes.
Si vous voulez monter, vous tirez sur le pas général,
levier situé à gauche du siège pilote, manié par conséquent de la main gauche. Ce
levier monte et descend.
Mais si l’hélicoptère monte (effet primaire), il
entame une rotation à gauche (effet secondaire) sous l’effet du couple de
renversement.
Il faut donc appuyer sur le palonnier droit de la
valeur nécessaire pour remettre la machine dans l’axe.
Passons maintenant au pas cyclique ou manche (à
balai). Il permet d’incliner le disque rotor dans le sens voulu, pour avancer,
pour tourner ou reculer. Quand on pousse du manche vers l’avant, le rotor s’incline
dans la même direction. La force qui permet de rester en stationnaire se trouve
diminuée de celle qui permet d’avancer. L’appareil descend. Il faut, quand
c’est possible, augmenter la puissance à l’aide du pas général pour arrêter la
descente et, bien sûr, agir sur le palonnier droit si on veut rester dans l’axe.
Que le lecteur soit patient. Ce n’est ni un cours de
pilotage ni un traité de vulgarisation. Je veux simplement lui faire toucher du
doigt la difficulté de l’opération.
89
L'hélicoptère
L'hélicoptère a un pouvoir mystérieux. Il peut se tenir immobile au-dessus
du sol pour admirer le paysage. Il peut aussi se mouvoir dans le sens qui lui
sied. Il peut même reculer si l'envie lui en prend. Il tourne sur
lui-même comme une toupie d'enfant. Il marche, il court, il galope, il
vole. Il fait du bruit et du vent. Il est pinson dans la ramée, libellule dans
la vallée, onagre aux jarrets puissants, coursier aux naseaux
fumants.
L'hélicoptère est une machine fabuleuse qui adore la finesse et la
patience. Mais comme toutes les choses magiques, elle est capricieuse et
d'humeur changeante. Il ne faut pas la brusquer car elle est encline à la
révolte. Comme un cheval fougueux, elle vous emporte sur les vagues de l’océan
aérien. Elle s'arrête sur le bord du chemin pour caresser les fleurs des champs
ou rider la surface de l'étang. Elle peut aller dans la montagne frôler les
cimes blanches ou disperser les flocons de neige. Elle peut se prélasser dans
les prairies immenses ou galoper sur les sentiers perdus. Elle peut aussi, d'un
seul mouvement, rassembler le troupeau du berger. Quand elle survole la mer
houleuse, elle creuse un abime profond aux parois blanches d'écume. Elle
peut faire tant et tant de choses fascinantes que je serai incapable de les
nommer toutes.
90
Un terrible
accident
R…. était un très beau garçon, grand, blond, les yeux
bleus. Les femmes l’adoraient. Il était cultivé et il aimait rire. Il était
gentil et attentionné.
Mais il a eu un accident mortel sur une Alouette III
au cours d’un exercice d’autorotation (moteur coupé). Il était en compagnie d’un
de nos camarades, un jeune et beau garçon de 19 ans, en qualité de moniteur.
Nous étions dans la salle de repos lorsque nous avons
entendu le bruit de l’hélicoptère. Un bruit anormal comme si le rotor était en
perte de vitesse.
La mort de nos deux camarades a été un choc terrible
pour le groupe.
Les pères de nos deux malheureux collègues étaient
venus les voir quelque temps avant l’accident. Ils avaient passé quelques jours
avec leurs enfants comme s’ils avaient eu le pressentiment de la catastrophe.
Nous avons continué à vivre, malgré tout. Au cours de
notre carrière, combien de morts avant nous laissés sur la route pendant que d’autres,
insouciants, vaquaient à leurs affaires.
Car les drames de l’aviation continuent de survenir.
Ils ont toujours le même goût que celui d’antan. Les aviateurs les vivent à
tour de rôle comme des images répétitives qui ressassent inlassablement la même
histoire pénible aux générations successives…
Qui n’a pas vécu ces heures d’angoisse dans l’attente
d’une nouvelle qui ne voulait pas venir…
Qui n’a pas été terrassé par la disparition brutale
d’un ami avec lequel il avait plaisanté pendant le petit déjeuner ou après le
repas du soir ?
91
Mon ami Joël
C’était un pilote du Kenya. Il devint l’un de mes
meilleurs amis. Il parlait Anglais. C’était un homme charmant avec beaucoup de
qualités.
Un jour, il a acheté une Mercedes à vitesse
automatique. Au cours d’un jour libre, nous avons fait un petit voyage
ensemble, dans les Pyrénées. Nous avons traversé des villages de montagne et
visité de vieux forts.
J’avais une photo avec lui dans notre salle de repos.
Nous jouions aux échecs. Mais cette photo a disparu, égarée probablement lors
de mes nombreux déplacements.
Il est parti, un matin, dans son hélicoptère. Le jour
de son départ, tous les groupes sont venus le saluer et lui souhaiter bonne
chance.
Je ne l’ai plus revu. Les chemins se croisent puis se
séparent, quelquefois pour toujours.
C’est en 2016 que j’appris sa mort. J’ai lu des
articles sur l’accident d’un avion de type Cessna au Congo. Le mercredi 18 aout
2004, il a percuté le volcan Nyiragongo à proximité de la ville de Goma en RDC.
Il avait deux passagers à bord. Rest in peace, old friend.
92
Un ami
d’Orient
Il y avait un groupe qui suivait une formation sur un hélicoptère
de nouvelle génération.
L’un d’entre eux, un gaillard sympathique est devenu
l’un de mes amis. Je le rencontrais souvent soit en ville soit à l’hôtel où
notre groupe prenait le repas du soir.
On jouait parfois tous les deux au jeu de la poésie arabe
qui consiste à reprendre la dernière lettre du vers de l’adversaire pour la
mettre au début du vers de notre réponse. Et ainsi de suite. Cela pouvait prendre
facilement des heures si les deux joueurs avaient appris beaucoup de poésies.
Nous avons joué plusieurs fois ensemble. La dernière
fois, je l’ai rencontré à l’hôtel. Il était avec deux ou trois de ses
concitoyens. Il y avait aussi une fille avec eux, une Française que je
connaissais. Nous étions dans l’un des salons. Nous avons commencé à
jouer. J’ai choisi une lettre, toujours la même, très rare au début des vers afin
d’épuiser rapidement son répertoire. Rien n’y fit. Il continuait à répondre
après quelques instants de silence. Au bout d’un certain temps, j’ai fini par
comprendre l’astuce. D’abord, je ne connaissais aucun des vers qu’il récitait.
Ensuite, ses vers étaient dénués de sens.
Cet individu inventait des vers sur le champ, toujours
avec le même rythme mais totalement incompréhensibles. Il suffisait pour lui que
la lettre initiale soit respectée. J’ai brusquement arrêté de jouer. La fille
m’encourageait pensant que je ne parvenais plus à trouver de réponse.
Je ne pouvais pas lui dire pourquoi j’avais abandonné
le jeu. Je ne voulais pas les froisser. J’ai préféré m’avouer vaincu.
93
Le test final
Des pilotes examinateurs arrivent pour nous tester en
vol avant de délivrer leurs diplômes. Le programme des examens concerne les
vols et les atterrissages en montagne et en campagne, la navigation, le travail
sol dont l’autorotation et les procédures.
Ils commencent par la montagne. Le testeur ne doit
toucher à rien pendant toute la durée du vol. Si jamais il prend les commandes,
c’est qu’il s’est senti en danger et alors c’est bel et bien fini.
Je suis un peu stressé au début. Je fais ma visite
avant vol sous l’œil vigilant de l’examinateur. Je sais qu’il ne faut pas jouer
avec cette procédure. Elle est simple mais il faut la faire proprement car
c’est là que l’on déclare la machine apte au vol. Ce serait bien bête de
s’installer à bord pour s’apercevoir ensuite qu’une pièce quelconque avait été
démontée la veille à cause d’un problème, qu’une porte ne ferme pas bien, que
la batterie manque ou qu’un obturateur est encore en place, oublié par le mécanicien. En cas d’examen, c’est la
catastrophe.
94
Mise en
route.
Nous prenons ensuite place à bord, moi à droite et lui
sur le siège de gauche, celui du copilote ou de l’instructeur.
Je démarre mon hélicoptère conformément au manuel de
vol et je vérifie en même temps les paramètres. J’annonce les procédures
vitales avant décollage, dans l’ordre, sans précipitation. Jusqu’ici rien à signaler.
Je demande par radio à la tour de contrôle l’autorisation
de décoller. Dans les communications aéronautiques on dit toujours qui on est,
où on est et ce qu’on veut faire.
L’autorisation accordée, je tire légèrement sur le
cyclique (manche) puis progressivement sur le pas général pour augmenter
simultanément la puissance du rotor et celle du moteur. L’appareil commence à
se soulever. Je corrige les tendances de la machine aux palonniers et au
cyclique avant de me mettre franchement en stationnaire, à 1,50 au-dessus du
sol.
Je donne un coup de palonnier droit pour tourner sur
place puis du manche vers l’avant pour avancer et rejoindre le taxiway. Je
stoppe au point de décollage. Je jette derechef un regard sur les instruments,
les voyants, les tours et la puissance. J’annonce de nouveau, à haute voix, que
l’hélicoptère est prêt pour le vol (tours rotor, puissance en stationnaire,
pressions, tous les voyants éteints).
95
Décollage.
L’hélicoptère a trois commandes. Le pas cyclique ou
vulgairement manche à balai, le pas collectif et les palonniers. Le manche
permet d’incliner le rotor afin de créer une force et de provoquer un
déplacement dans le sens voulu. Le pas collectif ou pas général ou pas-gaz
permet d’augmenter ou de diminuer la puissance. Le palonnier permet d’actionner
le petit rotor anti-couple pour faire des rotations sur place.
Sur un signe du robot assis à ma gauche, (il a mis son
casque et rabattu sa visière me signifiant ainsi que toute communication était
coupée), j’entame la phase de décollage. Je pousse le manche vers l’avant, je
corrige la tendance à l’affaissement provoquée par l’inclinaison du rotor, je
maintiens l’axe aux palonniers et j’attends l’accrochage. La vitesse augmente
et le bruit du vent devient de plus en plus fort. Je guette le moment propice
et je contre rapidement l’accrochage au manche.
L’accrochage est une vague sur laquelle l’hélicoptère
surfe. A une certaine vitesse, l’écoulement de l’air passe du vertical à
l’horizontal. Si on ne fait rien, le rotor est repoussé vers l’arrière et on se
retrouve en stationnaire. Il faut donner énergiquement du manche vers l’avant
pour contrer l’accrochage et permette à l’hélicoptère de se mettre en selle sur
la vague aérienne qui va désormais le porter comme un cheval fougueux.
L’accrochage fait gagner de la puissance et on doit soulager le moteur en
baissant le pas collectif de la valeur nécessaire pour obtenir le taux de
montée réglementaire de 500 pieds par minute à la vitesse de 50 nœuds (vitesse
optimale de montée).
96
Atterrissages
en montagne
Les Pyrénées ne sont pas loin. A peine cinq minutes de
vol. Les turbulences familières nous accueillent. Il me désigne un sommet
enneigé. Là. C’est le point qu’il a choisi pour l’atterrissage. Je commence à
tourner autour du point pour collecter les éléments nécessaires à
l’atterrissage : sécurité (nuages, volatiles, câbles électriques ou
autres), direction du vent (là il ne faut pas se tromper car atterrir face au
vent est impératif en montagne), choisir l’axe d’atterrissage (face au vent),
déterminer l’angle de l’approche, identifier les obstacles et prendre des
repères pour ne pas perdre le sommet désigné.
Ensuite, je fais un passage à cent pieds au-dessus du
sommet pour déterminer la puissance nécessaire au vol stationnaire qui est
toujours plus grande que celle du vol en palier. Cette puissance augmente avec
l’altitude et il peut arriver un moment où l’hélicoptère ne dispose plus de la
puissance requise pour effectuer le vol stationnaire. Et cela, il faut le
déterminer avant de se présenter à l’atterrissage sinon au moment de la mise en
stationnaire, l’hélicoptère risque de chuter et il n’y aura plus de puissance
pour l’arrêter.
On se rend compte que l’altitude est élevée quand les
commandes deviennent molles, c'est-à-dire quand il faut plus de marge pour en
obtenir l’effet habituel et leur réaction aux sollicitations devient plus
lente. En effet, à mesure que l’on monte l’air se raréfie. Il faut plus de
puissance pour brasser la même quantité d’air et plus de temps pour obtenir
l’effet désiré. A une certaine altitude, les atterrissages ne sont plus possibles.
Il est donc impératif de savoir calculer la puissance nécessaire avec
précision.
J’ai une astuce pour trouver la direction du vent
grâce à l’effet de foehn. Quand le vent rencontre une montagne, il monte pour
la dépasser. En montant, la masse d’air se refroidit. La vapeur d’eau qui y est
contenue se condense sous forme de nuages. Le vent vient du versant où se
trouve le nuage. Il faut donc atterrir face au nuage.
Je corrige l’angle au début de l’approche. Le taux de
descente de 300 pieds par minute au lieu de 500 est un peu faible pour un angle
fort. Je risque de passer dans la zone des rabattants qui se trouve juste sous le
sommet. Il faut venir haut pour l’éviter. J’annule la descente pendant quelques
instants le temps de visualiser l’angle qu’il faut et je me mets carrément en
descente. Un coup d’œil au variomètre. Il indique un taux de chute de 500 pieds
par minute. Mon angle est parfait. Je le maintiens avec un point de repère
situé au-delà du sommet. Je commence à diminuer l’assiette (je cabre) pour
arriver en puissance sur le point de poser. J’atterris sur le sommet désigné.
La neige est solide. Il n’y a pas de poudreuse c'est-à-dire de la neige fine
qui se soulève comme un nuage de poussière sous l’effet du souffle du rotor et
vous aveugle. La direction du vent, la
puissance calculée sont correctes.
Je redécolle pour atterrir sur un autre point. Puis
nous rentrons au bercail.
97
Le retour
Je suis enfin rentré chez moi. J’ai revu mes chers parents.
J’ai retrouvé ma famille avec une grande joie.
Mais il a fallu bientôt partir. J’ai rencontré l’un de
mes camarades à Alger. Le soir, nous avons pris le train. Nous sommes arrivés à
destination le lendemain, vers 11 heures du matin.
Nous avons quitté la gare. Le grand boulevard qui
côtoie le jardin public m’a plu. La ville m’a fait une bonne impression. Nous
nous sommes rendus au marché où nous avons déjeuné avant de prendre un taxi
pour rejoindre l’aéroport, situé à quelques kilomètres au sud de la ville.
98
Le séisme de
1980
J’étais loin de mon village quand la terre a tremblé
le 10 octobre 1980. Je l’ai appris le soir. Un jeune pilote m’en a parlé.
J’ai pris place à bord d’un avion pour Alger puis d’un
autre qui partait vers El Asnam. Je suis arrivé à destination 30 minutes plus
tard.
Je suis sorti. El Asnam avait reçu comme en 1954, un
choc terrible. Des tentes innombrables occupées par les familles sinistrées
s’alignaient à perte de vue. Les maisons étaient dévastées, les rues
encombrées, les gens hébétés.
J’ai rejoint la maison aussitôt. Il n’y avait pas de
dégâts sérieux. Ma mère m’a montré des murs lézardés et des plafonds égratignés
mais la maison dans son ensemble avait tenu le coup. Mon père avait dressé une
tente dans le jardin. Toute la famille allait bien.
Mon père n’a pas quitté sa chambre pendant les
secousses telluriques, sans s’inquiéter le moins du monde des appels de ma
mère. Mon père est ainsi.
99
L’appel de
la mort
Mon jeune frère, cependant, avait reçu un choc. Il
avait vu un mur s’effondrer sur un vieil homme qui y était adossé. Il m’a
raconté l’histoire de ce malheureux.
Cet homme attendait le passage d’un taxi au niveau de
la station située à proximité de la poste pour rentrer chez lui. Lorsqu’un taxi
est arrivé, il a cédé sa place à un autre homme qui semblait pressé en lui
disant qu’il prendrait le prochain.
Au cours de l’attente qui suivit, une réplique sévère
est survenue. Il tournait le dos au mur et durant les secousses, il s’est
retourné pour lui faire face. Le mur s’est effondré sur lui. Mon frère m’a dit
que ses pieds avaient continué à remuer pendant quelque temps.
Hélas, c’était un coup du destin. Il est resté après
avoir cédé sa place comme pour répondre à l’appel de la mort. Que Dieu ait
pitié de cet homme.
100
Le départ
Je suis parti souvent. Je laissais derrière moi mon
vieux père qui me regardait partir sans rien dire. Sa tristesse était un trésor
caché aux yeux de tous. Nul ne pouvait la deviner sous les traits impassibles
de cet auguste vieillard.
Ma mère me préparait des crêpes traditionnelles. Je
les cachais jalousement au fond de mon cabas pour les déguster tout doucement
afin qu’elles durent le plus longtemps possible. Dans mon cabas, il y avait
également mes habits qu’elle avait lavés et repassés.
Un jour, je suis sorti à une heure du matin pour
prendre le train. Tout le monde dormait. J’ai marché dans les ruelles désertes,
éclairées faiblement par des ampoules lassées des veilles interminables. Des
gouttes de pluie silencieuses tombaient doucement sur la chaussée.
J’ai soudain entendu un bruit de pas. Quelqu’un
courait dans l’obscurité. Je me suis retourné. Une ombre approchait.
C’était mon jeune frère qui, en se réveillant, au
cours de la nuit, avait trouvé ma place vide. Il avait affronté l’obscurité, le
froid et la pluie pour demeurer encore quelques instants avec moi.
Je lui en ai gardé, depuis, une immense gratitude.
101
La longue
errance
Les
pilotes sont habitués à la séparation sévère et aux départs hâtifs. Nomades
isolés ou caravanes pressées, leurs routes sont jalonnées de haltes sous les palmiers
et de rondes autour des puits.
Ils finissent
souvent par se rencontrer, quelques minutes ou quelques heures selon les
circonstances, pour discuter autour d'un thé ou d'un café. Ils retrouvent alors
le sourire d'un ami ou la boutade d'un collègue. Ils relatent leurs
aventures avec de grands éclats de rire. Ils aperçoivent parfois des visages
oubliés ou des noms effacés de leur mémoire saturée. Mais ils retrouvent
toujours leurs compagnons de route avec une grande joie.
102
Les voix
Combien de personnes parmi celles que nous aimons sont
mortes ? Celles qui parcouraient les prés verdoyants comme des ondes fugitives.
Celles qui nous parlaient de leurs espoirs éphémères, celles dont le rire
joyeux coulait comme le torrent qui dévale la pente.
Disparues à nos yeux, elles vivent désormais tout au
fond de nos cœurs. Parfois, dans ce gîte ultime, nous les entendons parler.
Leurs voix délicates sont des sons silencieux qui résonnent dans les méandres
de notre esprit comme des échos furtifs. Nous les reconnaissons pourtant à
leurs intonations qui n'ont guère changé.
Elles nous accompagnent parfois quand le chemin est
dur et le temps perturbé.
Paix à vos âmes, parents et amis, qui avez bercé notre
enfance et guidé nos pas hésitants dans un terrain glissant.
Et toi mon père, homme auguste et fier, qui m'a vu
grandir avec joie et que, avec effroi, j'ai vu peu à peu vieillir, dors en
paix, entouré de ta femme et de ceux de tes enfants qui t'ont rejoint dans
l'obscurité.
Fin
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